
Le mouvement contre la réforme des retraites marque un retour en force d’un mouvement syndical uni. Comment cette dynamique peut-elle se transposer au plan politique après le passage en force du 49.3 ? Réponses avec le sociologue Karel Yon.
Karel Yon : Il y a indéniablement un regain de mobilisation syndicale depuis l’automne dernier, autour des luttes pour les salaires occasionnées par l’inflation. Tout cela nourrit et prépare le mouvement pour les retraites.
A une échelle temporelle plus longue, on constate surtout une disjonction croissante - et le mouvement contre la réforme des retraites en donne une illustration éclatante - entre des capacités grévistes qui s’étiolent nettement et des capacités manifestantes plus fortes que jamais. C’est tout le drame de l’intersyndicale aujourd’hui et tout le problème stratégique qui se pose à elle ces derniers jours : comment articuler la bataille de l’opinion, qui a été d’emblée victorieuse, avec une pression économique qui s’avère poussive. (...)
Le plancher qu’on croyait atteint en matière de présence syndicale peut encore s’affaisser. Si la dégradation des conditions d’emploi est déterminante dans ces évolutions - plus on est stabilisé dans l’emploi, plus on a de chances d’être syndiqué -, il faut aussi pointer les effets des ordonnances Macron de 2017. Celles-ci ont affaibli le syndicalisme en réduisant d’un tiers le nombre des mandats de représentation du personnel. (...)
Dans l’intersyndicale, deux lignes coexistent de manière relativement harmonieuse jusqu’à maintenant. D’un côté, une ligne de mobilisation plus citoyenne repose sur l’appel à l’opinion publique, à la manifestation, et essaie de convaincre les politiques qu’il faut tenir compte de l’opinion des salariés qui sont aussi des citoyens électeurs. Et il y a la ligne « classiste », qui correspond plus à l’image traditionnelle du syndicalisme ouvrier, qui repose sur l’idée que les salariés ont une légitimité et un pouvoir d’action spécifique qui doivent s’exprimer par la grève.
L’équilibre entre ces deux lignes renvoie au rapport de force dans le monde syndical aujourd’hui, avec la position de leadership de la CFDT qui est plutôt sur l’orientation citoyenne, d’interpeller les pouvoirs publics, de les mettre en garde sur les conséquences de leur indifférence aux revendications syndicales, en espérant qu’ils comprennent. De ce point de vue, l’indifférence totale des pouvoirs publics la place dans une situation inconfortable. (...)
S’il n’y avait pas eu ce travail de l’intersyndicale pour expliquer les enjeux de la réforme et légitimer l’opposition, on n’aurait pas connu ce mouvement de masse et on n’aurait même pas pu envisager des actions de grèves. Il y a certes une différence entre ce qui peut se jouer au sommet de l’intersyndicale et sur le terrain, mais il y a surtout des différences sectorielles. La grève contre la réforme des retraites repose sur quelques secteurs où, si on met de côté la SNCF, la CGT est hégémonique. C’est le cas pour les éboueurs, les ports et docks, l’énergie, la pétrochimie. (...)
l’intersyndicale a cette intelligence politique de réussir à construire un discours qui permette à toutes les sensibilités de se reconnaître. Le syndicalisme uni s’est imposé comme le seul porte-parole légitime du monde du travail. (...)
En France, le syndicalisme est un pilier de la démocratie sociale autant que politique. Il n’est pas simplement un rouage des relations professionnelles, comme dans certains pays, car il prolonge sur le terrain du travail, par la citoyenneté sociale, la citoyenneté politique démocratique. On le voit dans le fait que la légitimité du syndicalisme procède en France de l’élection plutôt que du nombre d’adhérents. Ou encore dans le droit de grève : en Allemagne par exemple, la grève est illégale si elle n’est pas appelée par un syndicat. En France, il s’agit d’un droit individuel qui s’exerce collectivement. La légitimité du syndicalisme est d’ordre politique, il est un support de la participation politique et sociale des classes populaires.
N’oublions pas cependant que cette légitimité, parce qu’elle s’éprouve en actes, peut toujours être contestée. On assiste ainsi depuis ce week-end à un début de débordement de l’intersyndicale, avec beaucoup de rendez-vous manifestants qui circulent spontanément, via les réseaux sociaux, sans toujours transiter par les réseaux syndicaux. On retrouve une dynamique de mobilisation plus horizontale qui était caractéristique des Gilets jaunes, et qui avait aussi marqué le mouvement contre la loi Travail, en 2016, avec Nuit debout notamment (...)
À l’issue de la dernière séquence électorale, notamment avec les résultats de La France insoumise, on a vu revenir au sein de l’Assemblée nationale des profils d’anciens syndicalistes, ou en tous cas des profils ouvriers ou employés, la plus emblématique étant Rachel Kéké. Il y a cette idée de promouvoir des personnes qui soient plus à l’image de la diversité de la société française. Mais c’est certain qu’il y a encore du boulot quand on regarde les statistiques sur la représentativité des parlementaires et que l’on constate qu’il y a 6 % d’ouvriers et d’employés au Parlement.
Je pense que le mouvement actuel pose directement la question de la responsabilité des syndicats sur ce point. (...)
Nous assistons à la fin de l’idée, qui était peut-être une illusion, que la démocratie sociale pouvait exister comme un espace distinct et autonome de la démocratie politique. Un espace où les syndicalistes pouvaient négocier tranquillement avec le patronat ou le gouvernement, quelle que soit l’équipe politique au pouvoir. (...)
Ce changement d’attitude des élites politiques vis-à-vis du syndicalisme, qui affichent un mépris sinon une hostilité ouverte à son égard, renvoie à des transformations profondes du personnel autant que des structures de l’État. Et je ne parle même pas de ce qu’entraînerait l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite… Je pense que Cela justifierait pour le mouvement syndical de se poser en nouveaux termes la question de son rapport au champ politique, de réfléchir à la façon dont ce front syndical qui existe de manière unitaire pendant la séquence de mobilisation contre la réforme des retraites peut trouver des prolongements directement sur le terrain politique. (...)
Le recours au 49.3 témoigne déjà d’une victoire du mouvement social, car il prouve que l’exécutif n’a pas de majorité pour voter la réforme. Cela permet de relancer la mobilisation, car on lisait déjà entre les lignes qu’une partie de l’intersyndicale aurait jugé la protestation moins légitime si un vote majoritaire avait eu lieu. Dans le même temps, le passage en force suscite une immense colère qui s’est traduite dès le 16 mars au soir par des scènes dignes du mouvement des Gilets jaunes, avec un embrasement de la rue au sens propre comme au figuré. Cette colère est entretenue par la répression qui est en train de s’abattre sur les secteurs mobilisés, qu’il s’agisse des syndicalistes et des jeunes massivement interpellés et placés en garde en vue, le plus souvent sans aucune raison, ou des réquisitions d’éboueurs.
Pour ces deux raisons, on entre dans un « acte 2 » du mouvement qui correspond à un moment où la crise sociale est en même temps devenue une crise politique. Cela risque de déstabiliser l’intersyndicale, ou du moins à la pousser vers de nouveaux équilibres : les seuls appels au calme n’impriment pas, car tout le monde a fait l’expérience que la contestation pacifique dans le cadre des manifestations ne suffit pas.
L’enjeu pour le mouvement syndical va être de réussir à maintenir son unité tout en accompagnant la colère vers des formes constructives (...)
L’intersyndicale avait appelé à mettre la France à l’arrêt le 7 mars, mais on a vu que certains y avaient surtout mis un sens symbolique. Jeudi 23 mars, lors de la prochaine journée d’action nationale, il devient à peu près évident que cette mise à l’arrêt devra procéder d’actions de grève et de blocages qui paralysent effectivement l’économie. L’Acte 1 du mouvement avait fait de la CFDT le protagoniste principal, c’est peut-être maintenant le tour de la CGT.