
Le 12 décembre 2018 la Cour de cassation a annulé la condamnation de Cédric Herrou par la Cour d’appel d’Aix-en-Provence à quatre mois de prison avec sursis pour avoir porté assistance à des migrants. Cette décision fait suite à la consécration du principe de fraternité dans la loi française par le Conseil constitutionnel.
Agriculteur dans la vallée de la Roya, Cédric Herrou est devenu le symbole de la lutte pour l’accueil et l’aide aux migrants, comme le retrace le film de Michel Toesca Libre, présenté à Cannes.
Dans cet entretien réalisé quelques semaines avant le verdict, Cédric Herrou revient sur le sens de son action en faveur de l’accueil des migrants et élargit sa réflexion aux politiques publiques mises en place pour faire face aux migrations en Europe, en se montrant très critique vis-à-vis de l’Etat français et lucide sur la montée de la xénophobie dans les discours politiques. (...)
Cédric Herrou – Dans la Constitution de 1958, on trouvait la liberté et l’égalité, la fraternité n’y était pas. Elle a été amendée. Tout d’abord, le problème porte sur le statut juridique précis des personnes en migration. Parler de « personne migrante » n’a pas de sens et, d’un point législatif, on parle de personnes en situation irrégulière. Nous nous occupons des primo arrivants, qui veulent demander l’asile – si on le leur refuse, ils reçoivent une obligation de quitter le territoire français. L’Etat considère ces primo arrivants comme des personnes en situation irrégulière, mais en réalité ils ont le droit à la libre circulation dans l’espace Schengen et la possibilité de faire une demande d’asile à la frontière. (...)
La justice est instrumentalisée, elle n’est pas si indépendante, et les procès actuels sont en réalité très politiques. Le principe de fraternité a été inscrit dans la Constitution et le Conseil constitutionnel a demandé au gouvernement de revoir sa loi sur le délit de solidarité. Le délit de solidarité avait été mis en place en 1938, et a trouvé un prolongement direct pendant l’Occupation pour condamner les personnes qui aidaient des Juifs. Nicolas Sarkozy a mis en place l’immunité humanitaire en 2012, pour qu’il ne soit plus possible de condamner ceux qui aident d’autres personnes, même en situation irrégulière, sans contrepartie directe ou indirecte, fournissant hébergement, nourriture, soins ou aide juridique. (...)
La police italienne collabore toujours avec la police française pour reconduire des personnes contrôlées, y compris des mineurs isolés. L’arrivée du gouvernement Salvini n’a rien changé. Encore hier, un député a émis un signalement selon lequel la police des frontières faisait des faux et usages de faux : sur les refus d’entrée, ils modifient les dates de naissance pour faire passer les mineurs pour majeurs. Il s’agit de mineurs isolés de moins de 15 ans, et cela relève du pénal. Pour l’instant, c’est un signalement et non une plainte, nous verrons si le procureur la poursuit. (...)
Ce n’est pas parce qu’on lutte contre un système étatique, que l’on désobéit. C’est peut-être plutôt ce système étatique qui désobéit. Nous ne sommes pas des militants pro-migrants. Nous étions face à des personnes bloquées dans une vallée, une vallée franco-italienne, qui est l’image de l’Europe. C’est une vallée dans laquelle on ne prend pas en considération la frontière, non pas parce qu’on la méprise, mais par nos habitudes, elle est un lieu de passage dans notre vie de tous les jours. (...)
A Paris, le gouvernement a décidé de remettre en place le contrôle aux frontières et de limiter la libre-circulation dans l’espace Schengen, d’entraver la demande d’asile et par conséquent de mettre en danger des mineurs isolés. C’est cette non assistance à personne en danger qui est de la désobéissance. Il y a des carences de l’Etat qui découlent directement de positionnements politiques. Nous n’avons pas désobéi, nous avons obéit à des principes fondamentaux. (...)
Le problème de nos dirigeants politiques est qu’ils ont été mis hors sol et font de la politique sans être sur le terrain. Cela n’empêche pas d’avoir des représentants, mais il faudrait que dans cet ordre pyramidal, la parole de ceux qui sont sur le terrain puisse réellement influer sur les décisions des personnes d’en haut. Si mon action et celle de mon association peuvent alimenter un débat et inspirer des personnalités politiques, tant mieux, nous souhaitons être une source d’inspiration. (...)
Le discours destiné à fédérer par la peur est facile à tenir. C’est pour cela que notre position sur la question migratoire est plus difficile à défendre. Imaginez un plateau de télévision où l’on me dirait « Vous insultez les morts du Bataclan, car parmi les migrants peuvent se cacher des terroristes ». Cela est dit en quelques secondes ; mais déconstruire cette affirmation demande au moins vingt minutes.
Ce qui me permet de lutter c’est mon système alternatif.(...)
J’ai choisi de ne pas travailler en tant que salarié, et de garder du temps pour faire les choses moi-même, de la construction de ma maison aux travaux quotidiens. Ce n’est pas une vie misérable, au contraire : c’est une vie dans la pauvreté, mais qui a une richesse. (...)
C’est une vie qui me permet de prendre du temps pour lutter. C’est aussi ce qui fait peur au système étatique et politique, surtout au niveau local. Le préfet des Alpes Maritimes me harcèle à coup de procès, cela devient une guerre de personnes. Ces élus peuvent avoir l’air plus forts que moi mais, au fond, ne le sont pas forcément. Contrairement à eux, je peux m’exprimer librement sur un plateau de télévision, parce que je n’ai rien à perdre. Je n’ai pas de mandat, pas d’emploi salarié, mes clients sont simplement des partenaires financiers, je suis libre et indépendant. En réalité, ce sont ces gens qui sont des précaires, pas moi. (...)
Je fais ce que j’ai à faire et je le fais aussi pour moi : c’est comme cela que l’on y parvient à agir. On dit parfois que je suis un humaniste, mais il faut être plus précis. Ce n’est pas une question de dignité de l’autre, mais avant tout de dignité de soi-même. Si j’accueille à la maison un jeune qui a été torturé ou violé, qui va sûrement dormir à la rue et dont l’avenir est incertain, je ne vais pas en pleurer tous les soirs. Je sais seulement que mon rôle d’adulte c’est d’aider ce gamin-là et j’agis en conséquence. La liberté c’est de pouvoir assumer ses responsabilités et ses façons de penser. (...)
Le drame, c’est que ces idées xénophobes n’appartiennent pas qu’à l’extrême-droite. On entend beaucoup de discours politiques selon lesquels il faut absolument lutter contre le Front National, mais c’est surtout sur le plan des idées qu’il faut lutter. Quand des gouvernements disent qu’ils ne peuvent pas faire de politique de gauche ou d’accueil car cela entraînerait la montée de l’extrême-droite, c’est là le pire : on applique les idées politiques de l’extrême-droite pour éviter qu’elle ne le fasse elle-même.
On se donne bonne conscience en se faisant croire que « ce n’est pas pareil » et qu’on le fait plus intelligemment qu’eux. Mais le problème c’est qu’on s’habitue à cette politique. Le nombre de morts en Méditerranée ne cesse d’augmenter. C’est presque une noyade organisée pour lancer un message : ne tentez pas de venir car on vous laissera mourir. (...)
Il faut réfléchir à ce que représente la France et à ce que signifie défendre la France. Défend-on un morceau de terre stérile, sans mœurs et sans fondamentaux ? Quand je fais de l’accueil, je défends des valeurs républicaines. Notre devise est « Liberté, Egalité, Fraternité ». La Fraternité vient d’être ajoutée à la Constitution, et c’est étonnant qu’on ne l’ait pas intégrée avant. En effet, pour moi, on ne peut dissocier liberté, égalité et fraternité : la fraternité est un prolongement de l’égalité. (...)
Ce qui provoque des problèmes dans la migration, c’est la stigmatisation et non la migration elle-même. Les discours racistes sont interdits en France parce qu’on a considéré que le racisme et la stigmatisation avaient conduit dans notre histoire à des drames majeurs. Souvent, ceux qui sont contre la migration ne sont pas contre les migrants, mais contre une mauvaise gestion de la migration. Elle ghettoïse des personnes issues de la migration dans des catégories sociales largement inférieures. Logiquement, cela mène à la violence, la délinquance, et cela peut aussi mener au terrorisme. C’est en faisant de la gestion de l’accueil que l’on évite la violence. C’est une grande leçon de morale qu’on a fait à l’Etat français et à l’Europe (...)
Il y a donc des jeunes qui basculent dans l’islam intégriste parce qu’ils ont besoin de savoir qui ils sont et de se recréer une identité et un monde social. Il faut comprendre qu’en France, les grands centres de formation du terrorisme sont la prison et les banlieues, deux lieux administrés par l’Etat, ce qui montre bien son échec.(...)
Il ne s’agit pas de pardonner, mais de comprendre pour ne pas refaire les mêmes erreurs et pouvoir appréhender les problèmes. La migration est un défi lourd, compliqué, je ne dis pas que c’est un phénomène facile à appréhender et à gérer. Mais dans le long terme, elle ne peut qu’être bénéfique. Quand on regarde l’évolution de l’humanité, elle a toujours provoqué les grandes évolutions par la mixité. C’est important et nous n’avons pas le choix, cette problématique nous fait face.