Il y a des moments de découragement profond dans la vie d’une féministe, des périodes où tout est obscur. Heureusement, dans ces moments-là, Valeurs actuelles répond toujours présent pour nous remonter le moral. Ainsi, la couv de cette semaine a consolé toutes les féministes malheureuses.
On avait passé une semaine sacrément difficile. Les attaques contre l’IVG aux États-Unis nous glacent le sang. On se demande si on est vraiment en train d’assister à ça, de nos jours ? Est-ce que par hasard, on ne serait pas en train de basculer un chouia dans cet univers ? (...)
Quand chacun·e d’entre nous s’est lancé·e dans le féminisme, on en avait marre que le niveau d’inégalités reste stagnant. On s’est dit qu’il fallait relancer le mouvement, redémarrer la marche pour l’égalité réelle. Personnellement, je n’avais pas anticipé que j’assisterai à un recul des droits des femmes.
Donc voilà, cette couv, c’est un peu de légèreté dans l’ambiance pesante du moment. Ça nous ferait presque croire que l’on a une influence énorme sur la société. On devrait peut-être l’envoyer à nos collègues américaines, pour qu’elles rient avec nous. Ah non, en fait. Parce que chez elles, ce sont des gens comme les rédacteurs de Valeurs actuelles qui sont au pouvoir, donc ça les ferait moyen rire. On a encore le privilège de pouvoir se moquer de cette couv, parce que cela reste minoritaire.
Mais malgré l’humour de la chose, ne croyez pas, chères Valeurs actuelles, que l’on n’a pas compris votre ruse de petits filous. On la connaît, votre tactique : plutôt que de parler des inégalités entre les femmes et les hommes, vous parlez des féministes. Vous décalez le sujet. C’est un coup classique.
On ne va pas analyser les disparités économiques monstrueuses, on va dire que les féministes se connaissent toutes et coordonnent leurs actions. Plutôt que de parler du corps féminin perpétuellement soumis aux diktats de la société et perçu comme un objet à disposition des hommes, on va faire un graphique avec des ronds, des flèches, des pointillés et des hachures pour montrer la nébuleuse des néo-féministes qui sont under cover dans des rédactions et en profitent pour glisser leurs idées nauséabondes de déconstruction des identités de genre.
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Et dans l’article qui va avec, on retrouve la rhétorique du complot, à deux doigts d’évoquer une mafia féministe. Le titre est quand même « La pieuvre des nouvelles inquisitrices : enquête sur les réseaux féministes » (je vous jure, je n’invente rien). Les fameux réseaux féministes sont qualifiés de « féminisphère », « farouche entre-soi idéologique et sociologique », « réseau fermé », « putsch », « emprise sectaire » (d’après une source anonyme). On n’est pas loin des Protocoles des sages de Sion version femmes. S’ensuit le blabla habituel sur le fait de ne pas pouvoir être militant·e et journaliste, sans envisager une seule fois que leur propre article est orienté et militant. (...)
J’ai également bien aimé le petit scoop : « D’après nos informations, des dîners de femmes sont organisés par la féministe Rebecca Amsellem dans le but de célébrer ce putsch médiatique » –le putsch, rappelons-le, se résumant à l’embauche de Marie Kirschen aux Inrocks et d’Aude Lorriaux à 20 Minutes.
Réalité bien plus banale
Mais hormis ces points de détails, j’ai un autre souci majeur avec votre dossier. Le fait que vous fassiez votre beurre sur le dos des féministes ? Non, même pas. Au premier abord, on peut se sentir flattées de l’importance que vous nous donnez (ok, je ne suis pas dans le dossier, mais c’est un « nous » de féministes militantes).
Le vrai problème est en deux temps. D’abord, gonfler l’importance des féministes dans les médias, c’est donner l’impression que la bataille pour l’égalité est gagnée et qu’il s’agit désormais d’une prise de pouvoir politique. Problème : c’est faux. (...)
deuxième temps : on a l’impression que vous décrivez des femmes en situation de pouvoir, qui étendraient leurs tentacules dans tous les médias. Ça, c’est profondément méconnaître la situation économique de ces personnes. Dans le graphique, plusieurs ne sont même pas salariées : elles sont pigistes. Leur véritable situation, c’est la précarité.
L’impression d’ensemble que donne cet article est fausse, parce qu’il occulte totalement le fait que le journalisme reste un milieu dominé par les hommes, où les femmes ont des postes moins importants, plus précaires et moins bien rémunérés. Non, nous ne contrôlons pas les médias. Malheureusement.
Bref, la terreur féministe que vous décrivez, ce sont avant tout des personnes qui ont des convictions qu’elles défendent, qui reposent sur l’idée de mieux traiter toutes celles et tous ceux que l’on appelle « les autres ». La terreur féministe, ce sont des personnes qui boivent des demis en rêvant du jour où les dominations seront abolies, où les gens pourront être et faire ce qu’ils veulent dans le respect des autres. Brrr... Ça fait peur.