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L’an 02
Main basse sur la forêt de Bornéo
Article mis en ligne le 31 décembre 2014

À Bornéo, la disparition de la forêt tropicale est autant une préoccupation environnementale qu’une question de subsistance pour les populations autochtones. Reportage sur la partie malaisienne de l’île, dans l’état du Sarawak.

« Ils arrivent avec leurs bulldozers, ils s’en fichent : “Nous avons une licence” », se rappelle Jok Jau Evong, figure emblématique de la lutte contre la déforestation depuis les années 1980. Il raconte depuis son bureau où ronronne un ventilateur les premières mobilisations villageoises contre les compagnies d’exploitation du bois venues abattre la forêt, privant les communautés autochtones de leurs droits de propriété, les native customary rights (NCR). De résignées, les populations deviennent de plus en plus combatives, bloquent les routes menant aux sites et formulent parallèlement des recours en justice pour faire valoir leurs droits sur leurs terres. Mais quelles terres ? Comme ici tout est affaire de cartes, Jok dessine un plan sommaire des habitats autochtones, ces longhouses ou maisons communautaires où chaque famille a un appartement mais dont le vestibule est commun et abrite la vie sociale. Il peut y avoir jusqu’à trente « portes » à une même maison. Les peuples Iban, Kayan, Kenyah, Kiput ou Lun Bawang bâtissent leur maisons aux confluences (long) des rivières, de part et d’autre de la frontière entre la Malaisie et l’Indonésie, qui exerce son autorité sur le sud de l’île. Ils ont un pied dans la temuda, les terres qu’ils cultivent (riz, légumes et fruits), et un autre dans le pulau galau, la forêt où ils chassent et cueillent.

En 1958 l’administration britannique a mis sur pied ce système de droits coutumiers des peuples autochtones qui leur accorde la propriété des terres dont ils font usage. Pas seulement les terres cultivées, mais aussi la forêt dont ils tirent le reste de leur subsistance, soit l’ensemble, la pemakai menua. Elles sont propriété individuelle ou collective, mais toujours incessibles à des non-membres de la communauté. (...)

Mais depuis quelques décennies, alors que l’exploitation de la forêt remonte toujours plus en amont des rivières, la définition de ces droits fait l’objet de graves conflits entre les peuples autochtones et l’État, qui considère désormais que seules les terres cultivées leur appartiennent en droit. On en rigole parfois dans les mobilisations : « L’État, lui, on ne lui demande pas de cultiver la terre pour prouver qu’elle est à lui ! » Mais cette disposition est une catastrophe pour le seul peuple de l’île qui n’a jamais cultivé la terre, les chasseurs-cueilleurs Penan, qui ne peuvent à ce titre réclamer aucun droit. Remarquables botanistes mais piètres paysan·ne·s et constructeurs, ils et elles sont sommé·e·s de de sédentariser à mesure que recule la forêt qui a de longue date constitué leur seule ressource.

Résistances cartographiques

Pour faire valoir les NCR sur l’ensemble des terres, les militant·e·s s’attachent dans un premier temps à cartographier le territoire par des enquêtes auprès des habitant·e·s et sur le terrain (...)

Baru Bian, avocat spécialisé dans les NCR, lui-même membre du peuple Lun Bawang, n’est pas le seul à considérer que cet état est « l’un des plus corrompus au monde ». La raison ? Pour lui c’est en premier lieu la naïveté de ses habitant·e·s, qui reconduisent au pouvoir depuis l’indépendance le même parti représentant les intérêts de la minorité malaise. (...)

Les années 1990 ont vu la Malaisie faire l’objet de campagnes écologistes mondiales et d’une farouche résistance locale. La déforestation y atteint alors des rythmes sans précédent. (...)

Dans un premier temps, la forêt est offerte à l’industrie forestière et le pays, de superficie pourtant modeste, devient le deuxième exportateur mondial de bois tropicaux. À la suite de l’exploitation du bois, vient celle du palmier à huile, qui par opposition aux énergies fossiles est souvent qualifiée de durable mais est devenue le nouveau combat des associations locales (avec le programme hydro-électrique SCORE et sa douzaine de barrages). Cette plante originaire d’Afrique fournit en trois récoltes de fruits par an une huile bon marché utilisable dans l’alimentation ou comme carburant. Les forêts privées de leurs plus beaux arbres, puis des moins beaux, sont ensuite défrichées, plus souvent brûlées même si la pratique est interdite. Quand le sol est nu, la culture peut commencer. Dans les plantations, rien d’autre ne peut pousser à la ronde, le palmier prend toute l’eau et exige encore des engrais chimiques. Sale culture, que les grosses compagnies affiliées au Malaysian Palm Oil Council mènent dans les plaines aux terres organiques comme dans les pentes plus minérales, aménageant des terrasses pour ne rien perdre.

La déforestation n’entraîne pas seulement la perte de subsistance des peuples qui y vivent, elle a aussi des répercussions environnementales locales et globales. En l’absence d’arbres, les pluies lessivent les sols et les entraînent dans les ruisseaux et les rivières. Auparavant claires, les eaux se chargent de boue et prennent la couleur orangée caractéristique des sols tropicaux. Les espèces végétales disparaissent, parfois avant même d’avoir été recensées. La faune disparaît ou migre vers des régions moins dégradées. L’orang utan (en malais, l’homme de la forêt) est emblématique des espèces animales dont l’existence même est menacée à Bornéo. Et de poumon de la planète, qui capture du CO2, l’île devient émettrice et contribue à l’effet de serre mondial. Crise d’extinction de la biodiversité, changement climatique… la forêt tropicale est en première ligne sur ces questions. (...)

Beaucoup d’autochtones, qui vivent encore dans les longhouses, n’ont ni les moyens ni l’envie d’abandonner leur mode de vie mais y sont peu à peu contraint·e·s. « Avant on pouvait aller chasser une ou deux heures et ramener du gibier, mais aujourd’hui il faut partir avec des réserves d’eau pour deux jours », se désole Jok. « Il n’y a plus de forêt, 80 à 90 % est déjà perdu, il faut aller chercher le peu qu’il reste très en amont de la rivière ». Mais que les visiteurs se rassurent, il reste au Sarawak douze très beaux parcs nationaux de plus d’un millier d’hectares aménagés pour leur plus grand confort et abondamment promus par le bureau du tourisme… pardon, de l’éco-tourisme. (...)