
Les grandes enseignes de distribution promettent la fin de l’élevage des poules en cage au profit du plein air, voire du bio. Derrière ces annonces, il y a la réalité d’une filière prisonnière de ses structures intégrées, que le bio et le plein air ne transforment pas radicalement.
Depuis un an, les annonces se succèdent : Monoprix ne vend plus d’œufs de poules élevées en cage depuis avril 2016 ; Carrefour s’y engage à partir de 2020 pour sa marque, et 2025 pour la totalité de son rayon ; idem pour Leclerc, Intermarché et les supermarchés Match ; le Groupe Casino est plus ambitieux et promet 2020 pour toutes ses enseignes Casino, Leader Price et Franprix ; Lidl promet 2025 partout dans le monde ; Auchan table plutôt sur 2022. Les fabricants de surgelés Picard et Thiriet ont suivi le mouvement, de même que les grands noms de la restauration collective (Sodexo, Elior par exemple), de la restauration tout court (McDonald’s n’utilise plus d’œufs batterie depuis mai 2016, Ikea et Subway avaient déjà arrêté), ou de l’hôtellerie (Marriott International, Hôtels Hilton, Hyatt Hotels, Accor). Un petit bouleversement, alors que la France est le premier producteur d’œufs de l’Union européenne et que 68 % des poules y sont élevées en cage.
La liste méticuleusement tenue par l’association L214 des « distributeurs et sociétés ayant banni les œufs de batterie » ne cesse de s’allonger. « On ne s’attendait pas à un tel succès, raconte Brigitte Gothière, porte-parole et fondatrice de l’association de protection animale. (...)
Un objectif en passe d’être atteint ? Pas tout à fait. D’abord, il faut clarifier les termes. La plupart des enseignes se sont engagées à arrêter de vendre des œufs issus de poules en cage (code 3 sur l’œuf). Les « alternatives » sont alors les œufs au sol (code 2, les poules sont dans des poulaillers fermés sans accès à l’extérieur), puis les œufs plein air (code 1 — qui inclut également les œufs Label rouge, au cahier des charges particulier), et enfin les œufs bios (code 0). « Pour nous, l’alternatif, c’est le bio et le plein air », précise Philippe Juven, président du CNPO (Comité national pour la promotion de l’œuf), qui représente la filière œufs. Dans cette optique, « les œufs au sol » ne devraient donc pas être privilégiés.
La transition n’est pas pour tout de suite
Surtout, face aux demandes des enseignes, le CNPO a fait ses calculs : il propose de passer à 50 % d’œufs « alternatifs » d’ici 2025. Aujourd’hui, sur environ 47 millions de poules pondeuses, 32 millions sont en cages aménagées (soit 68 %) et 15 millions dans d’autres modes d’élevage : sol (7 %), plein air (12 %), Label rouge (5 %), bio (8 %). « Pour répondre à la demande de la grande distribution, il faut que 10 millions de poules supplémentaires passent en alternatif », explique Jean-Michel Schaeffer, président de la Confédération française de l’aviculture. (...)
En France, seuls 46 % des œufs sont consommés par les particuliers sous forme « d’œufs coquille » — c’est-à-dire les œufs sous leur forme classique. Pour le reste, 14 % le sont par la restauration hors domicile — toujours sous cette forme, et 40 % sont consommés sous forme « d’ovoproduits » — c’est-à-dire d’œufs déjà cassés et prêts à l’utilisation, les blancs et jaunes pouvant être mélangés ou séparés, déjà cuits, séchés, congelés, etc. Ils servent avant tout à l’agroalimentaire et à la restauration. Le marché de l’œuf vendu aux particuliers est donc loin de représenter la totalité du marché. Et sur le reste, la pression des consommateurs, qui parfois n’imaginent même pas l’existence des ovoproduits, est moins pressante. Ces derniers pourraient d’ailleurs être les prochaines cibles des associations de défense des droits des animaux (...)
« Les producteurs se trouvent dans un système intégré »
Mais d’autres ont flairé la bonne affaire. La coopérative agricole Terres de Sud, dans le Sud-Ouest, compte 40 adhérents produisant des œufs. « Beaucoup de nouveaux producteurs nous contactent. On espère doubler notre production d’ici trois à quatre ans, annonce Philippe Thierry, son responsable des productions animales. Nous, on ne fait que du plein air et du bio depuis 17 ans. On n’est pas des opportunistes. Mais d’autres coopératives qui n’en faisaient pas veulent s’y mettre. »
Terres de Sud fonctionne avec des contrats à trois parties : le producteur, la coopérative et le centre de conditionnement et de vente des œufs, sous la marque « Œuf de nos villages ». La coopérative propose des bâtiments à l’éleveur et l’aide à les financer, puis lui fournit l’aliment des poules et une assistance technique. Le conditionneur rachète les œufs aux producteurs puis les calibre, les met en boîte, fait le marketing, et les vend à la grande distribution. Une organisation similaire à celle du reste de la filière. « Ce sont, soit des organisations de production privées, soit des coopératives, qui organisent la production et approvisionnent des éleveurs en poussins et en aliments », confirme Philippe Juven. (...)
« Mais il est vrai que l’accès plein air n’est pas toujours parfait », reconnaît Agathe Gignoux, du CIWF France (Compassion in World Farming). Les grandes étendues d’herbes ne suffisent pas à attirer ces animaux craintifs dehors. « Les poules sont des animaux forestiers », rappelle Johanne Mielcarek, elle aussi porte-parole chez L214. Or les élevages plein air « concentrent plusieurs milliers d’oiseaux, et ne donnent souvent accès qu’à des terrains nus, au mieux herbeux, ce qui n’encourage pas les animaux à sortir, car ils ne peuvent pas se percher et se cacher », note-t-elle, rappelant tout de même que la cage est bien pire.
« Il faut que l’éleveur crée quelque chose pour que l’animal sorte, explique Damien Lalardy. Il faut des arbres, de l’ombre, c’est la base. Après, il y a des éleveurs qui lâchent leurs poules tard dans la journée parce que les poules qui sortent dehors, cela peut changer la couleur de l’œuf et faire perdre en rentabilité. Par expérience, je sais que chaque lot de poules a sa sensibilité : certains sont timides, d’autres sortent plus. Mais j’ai dû enfermer mes poules pendant la grippe aviaire. Cela les a terriblement stressées — jamais plus. »
« Sortir du système cage, c’est déjà un grand mieux, souligne tout de même Agathe Gignoux. Pour des gens qui jusqu’à présent n’étaient pas du tout sensibilisés à cette question, c’est une avancée certaine. On avance à petits pas. »
De petits pas qui concernent aussi d’autres espèces. Les campagnes des associations pour la fin des cages se tournent vers les truies, canards, lapins, oies et cailles, eux aussi élevés en cage dans l’Union européenne.