
Abus d’intérim, heures non payées, recours à des travailleurs sans papiers… Les méthodes de Sepur, entreprise qui assure le ramassage les ordures pour des centaines de communes, notamment en Île-de-France, illustrent les dérives de tout un secteur.
Prud’hommes de Montmorency, le 18 janvier 2021. Trois avocats au sourire crispé pinaillent devant un tableau de planning horaire et un trio de juges à l’attention déclinante. L’affaire du jour voit comparaître trois agences d’intérim et une entreprise de collecte des déchets à la déplorable réputation, Sepur, traînées là par un éboueur marocain de 52 ans, intérimaire de longue durée, qui ne sait ni lire ni écrire. Amir* s’est éclipsé dans l’ombre de Richard Bloch, un défenseur syndical à la moustache impeccable et à la démonstration implacable.
Les avocats font mine de ne pas comprendre et se perdent dans de complexes détails. Mais rien n’y fait. C’est un système qui émerge : Amir a empilé pas moins de 164 missions d’intérim en deux ans et demi, auprès de trois agences différentes, RSI Nord, puis RSI et enfin Mistertemp’, officiellement pour des remplacements ou un « accroissement d’activité ». Mais toujours pour les mêmes tâches chez Sepur. Un abus d’intérim, diront en substance les juges dans leur jugement du 20 septembre 2021, par lequel ils requalifient les contrats d’Amir en CDI et lui accordent une somme totale de 14 000 euros d’indemnités et de dommages. Cerise sur le gâteau, l’éboueur avait d’abord été embauché avec un contrat unique d’insertion, emploi subventionné théoriquement réservé aux chômeurs de longue durée. Sepur n’a pu démontrer aux juges qu’il remplissait ces conditions ad hoc.
Ce cas est loin d’être isolé. L’abus d’intérim est monnaie courante, particulièrement dans le monde de la collecte des déchets, toutes entreprises confondues. (...)
Emploi d’étrangers sans titre
L’intérim offre surtout une emprise absolue sur les salariés, en permettant de mettre fin à une mission du jour au lendemain au moindre accrochage. Dans le milieu de la collecte des déchets, il existe une différence très nette entre les « embauchés » et les intérimaires, en matière de conditions de travail, mais aussi de salaire. Lorsque les tournées se terminent plus rapidement que ce qui est prévu sur leur contrat, les intérimaires ne sont plus payés, contrairement aux salariés en CDI. Et ces derniers mettent souvent la pression aux intérimaires pour accélérer les cadences ou renoncer à leurs pauses. « Ils veulent finir tôt, car ils sont payés pour leurs heures non effectuées. Et si nous travaillons trop lentement, nous risquons d’être virés sans droit », souffle un ripeur. (...)
Ce n’est pas la première fois que Sepur a maille à partir avec l’inspection du travail. En 2017, irritée par une inspectrice du travail qui l’avait mise en demeure de réintégrer un salarié protégé licencié, l’entreprise lançait alors une action inédite, en poursuivant en justice l’inspectrice pour « tentative de chantage », et choisissant pour ce faire la citation directe, procédure entraînant un procès d’office. À Politis, le président de Sepur, Youri Ivanov, affirmait alors vouloir faire « rendre des comptes » à l’inspection du travail et ne plus « courber l’échine » devant ses interventions (2). Il finira débouté de sa démarche par le tribunal de Versailles. (...)
Les grévistes dénoncent également leurs conditions de travail et affirment que des heures sont fréquemment « oubliées » sur leurs fiches de paye, notamment lorsqu’ils travaillent plus de 10 heures dans la journée ou de 35 heures dans la semaine. Ce dernier point de litige a fait l’objet de nombreuses procédures en justice, pas toutes couronnées de succès. Les prud’hommes de Montmorency ont néanmoins reconnu que les heures figurant aux contrats d’Amir, qu’ils n’avaient pas effectuées, auraient dû lui être payées. La cour d’appel de Versailles a quant à elle condamné en septembre 2020 l’agence RSI à verser 2 400 euros d’arriérés de salaire à un éboueur travaillant pour Sepur. (...)
Derrière ces accusations, c’est tout un système qui est mis en lumière. La collecte des ordures, comme toutes les missions de service public, peut être sous-traitée à condition d’être ouverte à la concurrence, au rythme, la plupart du temps, d’un appel d’offres tous les cinq ans. Dans ce jeu du mieux offrant – ou du moins-disant, c’est selon – les contrats d’exploitation changent régulièrement d’opérateur. « À chaque changement de titulaire du marché, les salariés sont conservés, sauf les intérimaires, et ils y laissent toujours des plumes », souffle Ismaël*, syndicaliste dans le secteur depuis dix-huit ans. Même si la convention collective prévoit que les salaires, les primes et le 13e mois soient conservés lors de la bascule, c’est sur l’organisation du travail que des changements peuvent intervenir. Comme par le biais d’un allongement des tournées de collecte. « On nous fait travailler comme des chiens », dénonce Cheick, qui doit se changer et prendre son poste dans un parking souterrain sans eau ni électricité. « Un local technique », affirme de son côté l’entreprise. (...)
Durant leur grève, les ex-intérimaires ont reçu le soutien matériel de la ville de Bobigny, pourtant liée à Sepur par un contrat de prestation de services, elle leur a prêté une salle communale. Son maire, Abdel Sadi, a également tenu des propos incisifs contre « la situation d’injustice révoltante » des agents. La communauté de communes Est Ensemble, en Seine-Saint-Denis, dont trois communes sont liées à Sepur depuis 2017, a aussi communiqué publiquement son soutien et demandé à l’employeur « de satisfaire à toutes ses obligations sociales et éthiques en permettant à ces travailleurs grévistes une régularisation rapide ».
Mais les agents attendent désormais des actes. Des clauses sociales sont certes prévues aux contrats, mais il appartient aux collectivités d’en faire un critère prioritaire. Ou non. (...)
Le 10 décembre, un éboueur travaillant pour le groupe Suez est décédé des suites d’un accident de la circulation durant une tournée. Le chauffard responsable de l’accident a été arrêté. Pour la CGT, ce drame implique également l’entreprise et le donneur d’ordre, complice d’une spirale sans fin de dégradation des conditions de travail des éboueurs. (...)