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Ligue des droits de l’homme
Le rapport de la Commission d’enquête de la LDH sur les conditions ayant conduit à la mort de Rémi Fraisse (Sivens, octobre 2014)
Article mis en ligne le 23 octobre 2015

Suite aux événements qui ont provoqué la mort de Rémi Fraisse dans la nuit du 25 au 26 octobre 2014, la Ligue des droits de l’Homme a constitué en novembre 2014 une Commission d’enquête citoyenne visant à recenser systématiquement les faits liés à cet événement, à analyser son contexte et à porter ainsi un éclairage sur les conditions qui ont conduit à la mort de ce jeune militant écologiste sur le site de Sivens.

Mobilisant une vingtaine de personnes, cette Commission a procédé, sur la période d’une année, à une trentaine d’auditions sur les lieux même de l’événement et à proximité, auprès de personnes ayant été directement ou indirectement les protagonistes de ce drame, qui ont bien voulu répondre à ses questions (« zadistes », responsables associatifs, élus, témoins directs des événements du 25 octobre et de la période qui les a précédés). Ce travail a été complété par la lecture et le visionnage critiques de l’ensemble des écrits et documents audiovisuels publics et privés disponibles concernant cette affaire.

Le rapport s’attache à l’historique du projet de barrage, aux conditions de gestion du dossier et de la décision publique, ainsi qu’au jeu des différents acteurs impliqués. Dans une deuxième partie, il considère l’ensemble des violences commises sur le site dès la mise en œuvre du chantier, tant celles commises sur les forces de l’ordre que celles perpétrées par ces dernières à l’encontre des opposants au barrage. Le rapport examine de façon particulière le contexte spécifique du décès de Rémi Fraisse et particulièrement les conditions d’intervention des agents et des autorités responsables du maintien de l’ordre. Enfin, il revient sur ce qu’ont été les réactions des autorités étatiques et judiciaires dans les heures et les jours qui ont suivi cette mort.

Se décalant très sensiblement des informations et des rapports précédents qui ont pu être diffusés durant toute la période considérée, et à l’occasion même des faits, ce rapport d’enquête les éclaire d’un jour original en les passant tant au crible du droit qu’à celui des pratiques démocratiques et citoyennes. Il se conclut par une série de préconisations, à partir de l’analyse critique développée. (...)

http://www.ldh-france.org/wp-content/uploads/2015/10/Sivens-Abstract.pdf

La vérité n’est pas chose aisée à établir, ni même à approcher. Elle a le comportement d’un animal craintif qui se dérobe ; il arrive aussi qu’on cherche, comme c’est ici le cas, à la dissimuler. Car au premier scandale que constitue la mort de Rémi Fraisse, s’en ajoute un second : le refus de l’institution judiciaire de faire son travail, refus illustrant une fois de plus, hélas, le triste refrain de tous les gouvernements faisant rimer forces de l’ordre et impunité. (...)

Cet exercice d’enquête est pourtant une bouffée d’oxygène vitale pour la démocratie. Il conduit des femmes et des hommes, qu’il faut ici remercier avec force, à exercer de manière directe leur citoyenneté en ce qu’elle a de plus précieux : le contrôle de la force publique, le contrôle de son usage par le pouvoir politique. Cette enquête nourrit la démocratie à double titre : d’une part en mobilisant des citoyennes et des citoyens ne déléguant pas leur droit de regard à une institution, d’autre part, en alimentant le débat public par des interrogations que les responsables politiques et les forces de l’ordre veulent refouler.

Ce rapport en fait une lumineuse démonstration. Que nous apprend-il ?

Il revient tout d’abord au point de départ du drame, à savoir un processus légal formellement respecté mais en réalité vidé de toute substance : procédures bâclées, conflits d’intérêts, démission de l’Etat et des responsables politiques, recours judiciaires si longs qu’ils en deviennent sans efficacité ; rien ne manque pour aboutir au pire, à savoir faire de la loi une force injuste.

C’est face à cela que naît une légitimité qui refuse l’arbitraire de la lettre pour revendiquer l’esprit de la loi. Encore doit-elle être entendue ; sinon, le débat n’a alors d’autres issues que de s’exprimer en dehors des voies institutionnelles et dans des termes qui peuvent rapidement tourner à la confrontation.

Ce rapport nous enseigne ensuite que dans un tel cadre, les forces de l’ordre peuvent ajouter au désordre. Que l’on nous entende bien : il ne s’agit pas ici de faire le procès des forces de police. Les témoins le disent euxmêmes : les termes de la confrontation ont changé selon la personnalité qui commandait sur le terrain, et selon les ordres reçus. Notre préoccupation est de pointer du doigt les enchaînements qui ont conduit – et pourraient encore conduire – à des violences illégitimes ; à éclairer la responsabilité des décideurs politiques en passant par celle des hauts fonctionnaires jusqu’à celle des hommes de terrain, sans ignorer la difficulté propre à toute opération de maintien de l’ordre.

A cet égard, ce que met en évidence le rapport est accablant. S’il n’est pas contestable qu’un petit groupe d’individus avait décidé de profiter des manifestations pour s’en prendre aux forces de l’ordre, tel n’était pas le cas de l’immense majorité des manifestants. Et les forces de l’ordre n’ont jamais été réellement en danger, et encore moins en risque de perdre le contrôle de la situation. (...)

Qu’est-ce qui peut justifier, dans ces conditions, les violences, les insultes, les humiliations, la destruction de biens personnels, la complicité avec les milices locales constatées (parfois filmées) tout au long des événements et qui ne donneront jamais lieu à poursuites malgré les plaintes déposées ?

Qu’est-ce qui peut justifier, la seule nuit de la mort de Rémi Fraisse, l’usage de 703 grenades de toutes sortes et le tir de 74 balles en caoutchouc, dont on sait qu’elles peuvent avoir un effet létal ? Rien, si ce n’est les ordres reçus et le sentiment d’impunité généré par l’attitude des responsables politiques.

La suite de ces débordements d’Etat suit la même logique. Un homme est mort ? On tente d’abord de dissimuler, de nier parfois jusqu’à l‘évidence la réalité du drame ; et puis de justifier cette mort par la violence démesurée attribuée aux manifestants, victimes comprises. Pour un peu, et même si tous ne l’ont pas dit sous cette forme, elle n’aurait eu que ce qu’elle méritait. Du Premier ministre et ses rodomontades agressives à l’Assemblée nationale, au ministre de l’Intérieur qui n’a su qu’en début de matinée et n’a donné que des consignes d’apaisement, au préfet, qui s’aligne sur son ministre aux hommes de terrain qui démentent leur ministre, c’est une sorte de sauve-qui-peut, de déni obtus face à une mort subitement trop lourde à assumer…

Cette fuite générale en dit long sur la valeur accordée à la vie brutalement interrompue de Rémi Fraisse. 48 heures après la mort de Rémi Fraisse, on attendait toujours un signe, ne serait-ce que de compassion, de la présidence de la République et du Premier ministre… Malgré le mutisme systématique des autorités publiques qui ont refusé tout contact avec notre commission d’enquête (comme si c’était déchoir que de dialoguer avec la société civile), ce rapport démonte la mécanique de camouflage destinée à exonérer les forces de l’ordre, comme les responsables politiques, de leur implication dans ce drame.

Ce résultat d’un an d’investigations sera sans doute critiqué, voire vilipendé. Nous y sommes préparés avec d’autant plus de sérénité que notre objectif est de permettre que le débat vive ; qu’il se développe et échappe à la chape de plomb que tentent d’imposer le pouvoir politique et l’institution judiciaire. Faut-il souligner que plusieurs mois après le dépôt d’un rapport parlementaire aux conclusions ambiguës, on ne sache pas que les quelques recommandations de ce rapport de nature à améliorer les choses (et non à restreindre les libertés…) aient été suivies d’effet ? Face à ce mutisme d’Etat, le rapport formule plusieurs propositions qui permettraient de mieux garantir le droit de manifester. Même si l’on est en droit de douter qu’elles seront examinées par les pouvoirs publics, tant le mépris de ceux-ci à l’égard de la société civile est patent, elles auront au moins deux mérites. Le premier, c’est d’interdire aux responsables politiques de dire qu’ils « ne savaient pas » ; le second, c’est de proposer aux citoyens et citoyennes de ce pays de s’en saisir et de les porter.