
Envisager le contrôle territorial comme un moyen de prévention contre le Covid-19 est l’idée la plus partagée à l’heure actuelle non seulement par nos gouvernants mais aussi par nos concitoyens. Au lieu de débattre de prévention uniquement en des termes d’efficacité d’un contrôle territorial, il convient d’adopter une vision plus globale tenant compte du lien social.
Les interventions pour contenir territorialement la contagion liée au Covid-19 contribuent à véhiculer la représentation selon laquelle un pays ou une région sont responsables de la contamination. Pourtant ce ne sont pas des lieux spécifiques qui sont au cœur de la contagion mais les contacts entre humains et ces contacts sont également vitaux. Des mesures de confinement territorial, présentées comme des mesures d’urgence, ont été prises dans de nombreux pays, y compris en France. Comment empêcher que les efforts pour contenir la maladie virent au cauchemar avec le risque d’un basculement dans une récession économique et sociale ? (...)
En démocratie, tout notre effort de vigilance vise à limiter les abus de pouvoir qui se fondent précisément sur les outils du contrôle territorial, à présent décuplés via des moyens technologiques de surveillance.
Le contrôle territorial, déployé à l’heure actuelle, répond à une urgence, faute d’alternative, pour faire face à la crise sanitaire ; il ne s’agit en aucun cas d’un moyen de prévention, définie par la capacité à agir de manière responsable à moyen et long terme. Les mesures de contrôle prises visent à gagner du temps face à l’impréparation (...)
Le contrôle territorial combine paradoxalement des dispositifs rudimentaires (frontières, laissez-passer) avec de nouveaux outils technologiques de surveillance (drone, fichiers informatisés, données et images spatiales et numériques, etc.), déjà au cœur de stratégies de renforcement du contrôle des personnes et des mobilités mis en œuvre par de nombreux régimes pour différentes motifs dont la menace du terrorisme.
Le contrôle territorial est le syndrome d’une absence de vision politique. Rester un temps en confinement est envisageable seulement si le but est de permettre la mise en œuvre d’une autre stratégie cette fois-ci raisonnée et tenant compte de la dimension fondamentale du lien social. Au lieu de se focaliser sur des mesures de contrôle de déplacement, il convient de se doter d’une réelle politique de prévention, donnant toute sa place à la responsabilité individuelle, pondérant le risque et prenant la mesure de vulnérabilités spécifiques. Celle-ci n’est possible que si le contexte s’y prête et nécessite une politique publique qui donne les moyens de cette prévention responsable et individuelle, fondée, par exemple, sur la généralisation du dépistage et du port du masque. Autrement, 15 jours de confinement mèneront à 15 jours de plus, puis à 2 mois, puis à trois et plus, pour attendre une hypothétique fin de l’épidémie à l’échelle planétaire. (...)
En outre, cette stratégie territoriale entraine dès à présent des opérations de contrôle démultipliées et le recours à des moyens techniques de contrôle encore jamais utilisés dans nos démocraties. Loin de responsabiliser, les effets d’une telle stratégie seront délétères. (...)
Dans le modèle de prévention territorial, la mise à l’écart s’applique en principe de manière aveugle ; alors que dans le modèle de prévention relationnel, où les relations entre les personnes et leur importance sont mises en évidence, la mise à l’écart est personnalisée, adaptée aux circonstances, fondée sur la connaissance, le dépistage systématique et la responsabilité individuelle. Syndrome de la peur, la dérive territoriale observée à l’heure actuelle dans les mesures de confinement, liées à la diffusion du coronavirus, montre comment le moyen peut être pris pour la fin, comment la limitation des déplacements finit par être conçue comme un but en soi, faisant perdre de vue l’objectif premier qui était de limiter les contacts dans une perspective de contagion. Ainsi dans des régions rurales très faiblement peuplées, les habitants sont contraints de rester chez eux alors que très peu de gens se promènent habituellement sur les sentiers. En revanche, tous se rendent au supermarché au lieu d’aller à la ferme locale.
Sur un plan pratique, les deux modèles sont généralement combinés de différentes manières, à des échelles spatiales et temporelles spécifiques, mais, en France, l’accent est mis à présent sur le modèle territorial sans perspective critique. (...)
Le contrôle du territoire n’est jamais neutre : les mesures de confinement territoriales ne reposent pas seulement sur des préconisations scientifiques « objectives » mais, au contraire, elles sont biaisées. Les dispositifs territoriaux créent un rapport à l’autre qui accentue les différences et promeut un climat de tension. Cela s’exprime en des termes parfois xénophobes, aux échelles nationales et régionales, et s’enracine aussi dans les relations quotidiennes où chacun s’observe et se méfie de l’autre.
Les mesures territoriales sont déployées en cascade par différents acteurs : depuis les frontières entre Etats jusqu’au marquage au sol pour maintenir les clients de supermarché à distance. Dans une logique implacable, de nombreuses institutions et initiatives individuelles contribuent à la surenchère territoriale comme les mesures prises par des mairies qui vont au-delà de celles préconisées par le gouvernement central (couvre-feu, interdiction des marchés). Cet engouement pour des dispositifs de contrôle territorial va jusqu’à la possibilité d’utilisation de drones dans les agglomérations ainsi que la géolocalisation pour surveiller les déplacements. Il se complète par le recours à des attestations, spécificité bureaucratique bien française, au cœur de la négociation pour chaque déplacement. (...)
Il n’est pas trop tard pour changer de stratégie et penser au déploiement d’un dispositif cette fois-ci attentif au lien entre les personnes et fondé sur un sens de la responsabilité. Inutile d’enfermer les personnes saines si des moyens de dépistage peuvent être mis en œuvre. Il convient de garder à l’esprit que la prégnance de ce modèle territorial dans la gestion de la crise renvoie à la Chine et à sa méthode de contrôle autoritaire de sa propre population. (...)
les modèles s’exportent et semblent s’imposer tout naturellement au nom de la menace sanitaire. Plus que jamais il est important d’opposer stratégie « territoriale » et stratégie « relationnelle » afin de saisir la différence entre contrôle des déplacements à l’aveugle et effort pour restreindre certains contacts de manière ciblée visant le contrôle de la maladie et rien d’autre, impliquant une responsabilité individuelle et partagée. (...)