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Le capitalisme ne rendra pas les clés gentiment
Frédéric Lordon
Article mis en ligne le 23 novembre 2019

Si les données variées du désastre — désastre social, humain, existentiel, écologique — sont, comme je le crois, à rapporter au capitalisme, alors l’évitement du désastre ne passe que par la sortie du capitalisme. Or je pense que les manières locales de déserter le capitalisme ne sont que des manières partielles. Car, évidemment, ces manières locales ne peuvent internaliser toute la division du travail, et elles demeurent de fait dépendantes de l’extérieur capitaliste pour une part de leur reproduction matérielle. Ce que je dis là n’enlève rien à la valeur de ces expérimentations. Du reste, je ne pense pas qu’elles-mêmes se rêvent en triomphatrices du capitalisme ! Comme expérimentations, précisément, elles nourrissent le désir collectif d’en triompher, et c’est considérable. Mais pour en triompher vraiment, il y aura nécessairement une étape d’une tout autre nature. L’étape d’une confrontation globale et décisive. On ne demandera pas au capital d’envisager gentiment de rendre les clés, quand il est manifeste qu’il épuisera jusqu’au dernier gramme de minerai, fera décharge du dernier mètre carré disponible et salopera jusqu’au dernier cours d’eau pour faire le dernier euro de profit. Ces gens ont perdu toute raison et déjà ils n’entendent plus rien

L’alarme climatique, d’ailleurs loin d’épuiser la question écologique, aidera peut-être à en venir à l’idée qu’avec le capital, maintenant, c’est lui ou nous. Mais si le problème se pose en ces termes, il faut en tirer les conséquences. Le capital est une puissance macroscopique et on n’en viendra à bout qu’en lui opposant une force de même magnitude. De là, logiquement, je vais chercher dans l’histoire les catégories homogènes à un affrontement de cette échelle. Ces noms et ces mots que vous rappelez, on sait assez de quel terrible stigmate historique ils sont marqués — et qui explique la déshérence radicale où ils sont tombés. Je tâche d’y faire analytiquement un tri et d’en conserver l’équation stratégique qu’à mon sens ils ont adéquatement circonscrite, mais sans rien oublier des abominations qui sont venues avec la « solution ». C’est évidemment ce qui explique qu’ils aient à ce point disparu du paysage idéologique et qu’à la place on trouve l’horizontalité, la démocratie directe et les communes. Or, pour tout le bien-fondé de ces idées, je pense qu’elles relèvent de fait davantage du projet de se soustraire au capitalisme que de celui de le renverser. L’équation contemporaine c’est donc : comment les tenir, car il faut les tenir, mais dans un horizon de renversement ? Ce qui suppose de retrouver les « noms » ensevelis mais de donner à ce qui y gît une forme nouvelle. (...)

. En réalité c’est toujours la même question pour tout : où en est le désir majoritaire ? Reich avait compris qu’il y avait eu en Allemagne, non pas juste une chape totalitaire tombée du haut, mais, « en bas », un désir de fascisme. On peut bien dire, identiquement, qu’il y a un désir de capitalisme et que c’est lui qu’il s’agit de vaincre. Ça n’est d’ailleurs pas seulement par la bricole marchande qu’il nous tient mais, plus profondément encore, par le corps : le corps dorloté, choyé par toutes les attentions matérielles dont le capitalisme est capable. Il ne faut pas s’y tromper : la puissance d’attraction du capitalisme « par les corps » est immense. Nous sommes alors rendus aux tautologies du désir : pour sortir du capitalisme, il faut que se forme un désir de sortie du capitalisme plus grand que le désir de capitalisme. Tout dépendra des solutions qui seront proposées à cette équation. La solution « ZAD » est admirable en soi mais elle est d’une exigence qui la rend très difficilement généralisable. C’est une solution pour « virtuoses », pas pour le grand nombre. (...)

Dans l’affrontement des blocs, « nous » sommes pourtant infiniment plus nombreux que le « eux » d’en-face. Mais « ils » sont infiniment mieux coordonnés que nous. L’oligarchie est une classe consciente et organisée. Et elle a pour elle un appareil de force qui fonctionne carrément à la coordination militaire. La dissymétrie dans la capacité de coordination lui fait surmonter à l’aise la dissymétrie numérique écrasante en sa défaveur. À un moment, il faudra bien réfléchir à ça. Nul n’en tirera la conséquence que nous n’avons qu’à répliquer « leur » forme de coordination, forme militaire comprise ! Mais il faut que nous en trouvions une -– ou plusieurs d’ailleurs, mais articulées a minima. Sauf miracle, la spontanéité signifie la dispersion et n’arrive à rien. (...)

Imaginons, pour le plaisir, un acte 2 ou 3 des « gilets jaunes » qui parvient à l’Élysée, et vire Macron manu militari. Quoi après ? C’est tellement incertain que c’en est difficilement figurable. Soit les institutions, intouchées, auraient accommodé le choc, quitte à se transformer à la marge ; soit, comme toujours, ce sont des groupes déjà organisés qui auraient raflé la mise. Le problème c’est que, dans la gauche radicale, intellectuelle notamment, tout un courant de pensée s’oppose à l’idée de visée, d’orientation stratégique, comprise, disons les choses, comme « capture bolchevique ». Alors on cultive l’idée du mouvement pour le mouvement, l’idée de l’intransitivité, on dit de bien belles choses, que le but est dans le chemin et que ce qui compte, ce sont les devenirs. Je ne méconnais nullement le risque inhérent à ceux qui se présentent pour, littéralement, prendre la direction des choses. Ce n’est pas un hasard qu’il s’agisse du même mot : toute proposition de direction enveloppe une candidature à diriger. Mais je crois que notre seul choix c’est d’assumer ce risque, de trouver à le contenir en l’ayant d’abord bien réfléchi, car si on ne sait pas où l’on va… il est certain qu’on n’arrive nulle part. En fait, voilà pourquoi il faut être organisé et savoir où l’on va : parce que d’autres sont organisés et savent où ils vont. (...)

Le drame c’est quand ce qui nous libère du capitalisme nous laisse sur les bras un appareil formé au chaud de la convulsion révolutionnaire si elle tourne en guerre civile. Donc un appareil d’État originairement militarisé. Soit une verticalité policière, vouée au pire. (...)

Le Chiapas et le Rojava ont jusqu’à présent tiré avantage d’une hostilité « modérée » de leur environnement. Et puis ils se constituent comme des enclaves homogènes : les individus y sont d’emblée accordés autour d’une manière commune de vivre. La révolution dans un pays capitaliste développé se pose dans de tout autres coordonnées : avec la perspective inévitable d’avoir à réduire une réaction intérieure ultra-déterminée, puissante, et puissamment soutenue par un extérieur capitaliste qui veut également à tout prix voir échouer une expérience communiste. Ce sont des conditions d’hostilité qui sont sans commune mesure. La situation de 17 a imposé ses réquisits et ils étaient terribles. C’est toujours très facile de passer cent ans derrière et de dire « ah mais il aurait fallu, et il aurait fallu ne pas ». Les corps collectifs comme les corps individuels font ce qu’ils peuvent dans les situations de vie ou de mort. Comment on fait quand on se retrouve confronté à ce problème objectif, et comment on s’en tire après ? (...)

Voilà le problème que je pose – et dont je n’ai pas le commencement d’une solution. Mais je tiens au moins que si les problèmes ne sont pas convenablement posés, les « solutions » seront à coup sûr déconnantes. (...)

L’effervescence du moment insurrectionnel est par définition transitoire. L’erreur serait de prendre ses intensités particulières pour une donnée permanente. Je me méfie des formules politiques qui tablent « en régime » sur une forte mobilisation au quotidien. C’est trop demander : le désir des gens c’est de vivre leur vie. (...)

il y a encore loin de l’angoisse climatique à la nomination claire et distincte de sa cause : le capitalisme. Et à l’acceptation de la conséquence qui s’en suit logiquement : pour sauver la Terre afin de sauver les hommes, il faudra sortir du capitalisme. C’est peut-être une part déraisonnablement optimiste en moi, mais j’aime à croire, en tout cas sur ce sujet-là, que la logique trouvera, malgré tout, à faire son chemin.