
La grave crise économique que traverse le Sri Lanka, la suspension du paiement de la dette souveraine et le soulèvement populaire de 2022 ont attiré l’attention du monde entier. Le Sri Lanka est décrit comme le « canari dans la mine de charbon », c’est-à-dire un signe avant-coureur de l’avenir probable d’autres pays du Sud.
Quelle a été la cause du soulèvement populaire au Sri Lanka en 2022 ?
Le Sri Lanka a manqué de devises étrangères au cours du premier trimestre de 2022. Il a épuisé ses réserves, déjà entamées par la défense de la valeur de la roupie sri-lankaise (LKR), après avoir assuré le paiement de 500 millions de dollars pour un emprunt arrivé à échéance en janvier. La promesse de nouvelles recettes pour renouveler les réserves, annoncée avec assurance par le gouverneur de la Banque centrale au nom du gouvernement du président Gotabaya Rajapaksa, ne se sont pas matérialisées.
Pendant des décennies, la balance des paiements a été déficitaire de manière chronique, les dépenses d’importation dépassant les recettes d’exportation dans un rapport de deux pour un. Ce déficit a été financé par des emprunts étrangers (initialement des prêts bilatéraux et multilatéraux, mais de plus en plus sur le marché monétaire international à partir de 2007, sous la présidence de Mahinda Rajapaksa). En fait, les prétendues réserves étrangères étaient presque entièrement constituées de prêts étrangers et non de revenus nationaux. Pour maintenir la monnaie nationale (LKR) à une valeur artificiellement élevée pendant près d’un an, la Banque centrale a puisé dans ses réserves de dollars. Une fois les réserves épuisées, la roupie s’est effondrée en mars 2022. Elle a perdu 44 % de sa valeur par rapport au dollar américain et environ 40 % par rapport aux autres monnaies convertibles entre janvier et mai 2022 seulement. Actuellement, le dollar américain se négocie à 361 LKR, alors qu’il était à 200 LKR en juin 2021.
Sans devises étrangères, le Sri Lanka, fortement dépendant des importations, ne pouvait pas se permettre d’acheter du carburant (essence, diesel, charbon, kérosène, gaz LP), de la nourriture et des médicaments. (...)
Avec la pénurie de nourriture et d’autres produits essentiels sur le marché, des files d’attente se sont formées partout. Tous les prix ont fortement augmenté. En juillet, l’inflation globale a augmenté de plus de 60 %, les denrées alimentaires de 90 % et les articles non alimentaires de 46 %. Une personne sur trois souffre d’insécurité alimentaire : elle n’a pas un accès adéquat à la nourriture ou réduit le nombre de repas, la taille des portions, la qualité et la variété. Des cuisines communautaires ont été mises en place à Colombo grâce à un financement participatif afin de fournir au moins un repas par jour dans les zones à faibles revenus, ainsi qu’une distribution ad hoc de colis d’aliments cuisinés.
Les pénuries de carburant et les coupures de courant affaiblissent également les secteurs productifs de l’économie, notamment l’agriculture, la pêche et l’industrie. Les moyens de subsistance des travailleurs journaliers et des ménages urbains pauvres sont dévastés. La crise a décimé les revenus des travailleurs indépendants faiblement rémunérés, ceux qui conduisent des taxis ou livrent des repas, par exemple. L’épargne et les prestations de retraite des classes moyennes et ouvrières ont diminué de plus de moitié à la suite de la dévaluation de la roupie. Ceux qui ont un revenu fixe ne peuvent pas suivre les hausses de prix inflationnistes propulsées par les profiteurs, sans augmentation de salaire compensatoire. Des dizaines de milliers de personnes, principalement des jeunes, se pressent au bureau des passeports, leur première étape pour trouver un emploi à l’étranger. Plusieurs centaines d’entre eux ont été interceptés en mer, alors qu’ils tentaient de fuir vers l’Inde ou l’Australie à bord de bateaux de pêche surchargés et peu sûrs.
Le mécontentement de la population face à la crise qui s’aggravait a été manifeste pendant la pandémie de Covid-19, avec des manifestations d’agriculteurs, d’enseignants, d’ouvriers de l’habillement et de travailleurs des plantations en 2021, ainsi que de femmes victimes de microcrédits en 2020. Il y a eu des manifestations anti-gouvernementales ponctuelles et des rassemblements de partis politiques d’opposition, mais qui n’ont mobilisé que des fidèles. Pendant ce temps, le gouvernement continuait à minimiser la gravité des problèmes économiques. Les gens, toutes classes confondues, étaient désenchantés par un gouvernement indifférent à leur douleur et inactif alors même qu’ils souffraient.[1] (...)
Même si les tensions entre les classes sociales indiquent une crise systémique, le mouvement des citoyens qui a émergé en 2022 était largement encadré par la conviction de la classe moyenne que la mauvaise gestion de l’économie découle de la grande corruption des politiciens et des bureaucrates.
Ce soulèvement populaire est hétérogène, sans structure ni leader. Il défie les étiquettes de classe bien définies. (...)
au fil du temps, il s’est diversifié, recevant le soutien d’étudiants universitaires, de travailleurs salariés journaliers, de citadins pauvres, de retraités, de personnes handicapées, de syndicalistes, de membres du clergé et de la communauté LGBTQI. Pourtant, la participation active de la classe ouvrière, des agriculteurs, des pêcheurs et des travailleurs des plantations est minime. Même les représentants de gauche des classes dominées qui y participent n’ont pas été en mesure de transcender la demande générale du mouvement des citoyens pour un soulagement économique à court terme, ni d’avancer un programme allant au-delà du changement de régime et de la réforme démocratique libérale et constitutionnelle[2]. La gauche n’a ni programme ni stratégie pour la transformation socio-économique de la société et le pouvoir des travailleurs. (...)
Quelles ont été les étapes des mobilisations de ces derniers mois ? (...)
les problèmes évoqués ci-dessus sont des symptômes et non des causes de la crise. En d’autres termes, les origines de notre tourmente sont structurelles. Au Sri Lanka en 2022, le capitalisme néolibéral se trouve confronté aux conséquences de ses propres politiques. Chaque manifestation de la crise actuelle, et chaque réponse ratée, est le résultat de ces idées hégémoniques présentées sous forme de politiques, de processus et de mécanismes[5]. (...)
Il y a donc une continuité dans l’orientation et la trajectoire du développement capitaliste depuis la fin des années 1970 jusqu’à aujourd’hui, malgré les changements de régime politique.[6]
Le commerce, tant d’import-export que national, a été libéralisé pour permettre l’entrée de capitaux privés. Le retrait de l’État a sapé sa capacité à réguler les prix du marché, à stocker et à distribuer les stocks alimentaires. Les cartels, notamment dans le domaine de la transformation et de la vente du riz et dans le secteur des importations, se sont renforcés. Les capitaux étrangers ont été courtisés par l’établissement de zones de traitement des exportations, de généreuses exonérations fiscales et de flux de capitaux sans restriction, ainsi que par la baisse des salaires dans le secteur manufacturier d’exportation, en plus de la suppression des syndicats et des droits des travailleurs. Le secteur des services est devenu le plus important de l’économie, créant des emplois sans sécurité ni droits. L’impôt sur les sociétés et le ratio impôt/PIB sont parmi les plus bas d’Asie. Les impôts indirects, qui pénalisent les pauvres, représentent 82 % du revenu fiscal total, soulignant la résistance des riches à l’imposition directe et progressive. Les petits agriculteurs ont perdu leur accès coutumier aux terres de l’État au profit de l’agrobusiness qui a bénéficié de prêts bancaires et d’incitations à l’exportation. Les dotations combinées de l’État en matière de santé et d’éducation sont inférieures au budget militaire, et ne suffisent qu’à couvrir les salaires et autres dépenses récurrentes.[7]
L’industrialisation axée sur l’exportation a supplanté l’industrialisation par substitution d’importation (ISI)[8], sauf que les exportations sont constituées de prêt-à-porter à faible valeur ajoutée, tandis que les importations sont constituées de matières premières, de biens intermédiaires et de machines, ce qui aggrave le déséquilibre entre les dépenses d’importation et les recettes d’exportation. Aucun effort n’a été fait pour soutenir la production industrielle destinée au marché intérieur, dans les secteurs du ciment, de la céramique, du papier, du cuir, du textile, de la sidérurgie, du sucre, du traitement des carburants et des huiles lubrifiantes, etc. Ces industries n’étaient pas considérées comme présentant un avantage comparatif pour le Sri Lanka et, de toute façon, les importations étaient moins chères et abondantes, avec des bénéfices plus rapides pour moins d’efforts. Voilà qui a contribué à désindustrialiser l’économie de l’île, a détruit des potentialités locales en termes de compétences et d’emplois et a intensifié la dépendance aux caprices du marché mondial.
Pendant ce temps, la principale exportation agricole, le thé (et dans une moindre mesure le caoutchouc), est restée importante, sauf que les termes de l’échange favorisent systématiquement les exportateurs de produits manufacturés par rapport aux produits de base. (...)
La plus grande source de devises étrangères, cependant, a été les envois de fonds des travailleurs migrants en Asie occidentale, principalement les pays du Golfe. Ce qu’il faut souligner, c’est que les trois principaux contributeurs aux recettes étrangères - la migration de la main-d’œuvre, l’habillement et le thé - proviennent tous du travail des femmes dans des emplois faiblement rémunérés. (...)
Ce qu’il y a peut-être de commun entre le Sri Lanka de 2022 et le « printemps arabe », c’est que la crise économique, le manque d’opportunités et les difficultés quotidiennes dues à la pénurie de biens essentiels ont poussé les jeunes à descendre dans la rue ; la grande corruption a été identifiée comme la raison de l’incapacité des gouvernements à fournir un niveau de vie décent à tous et toutes ; et le remède a été assimilé à une plus grande démocratisation du système politique et de la structure de l’État. Ce qui est radicalement différent, contrairement à la Tunisie et à l’Égypte, c’est l’abstentionnisme au Sri Lanka de la classe ouvrière sur les lieux de travail et par le biais de ses organisations au sein du mouvement actuel (...)
Alors qu’en Argentine, les gens descendent dans la rue pour s’opposer au FMI, au Sri Lanka, il est plus probable que les gens manifestent pour demander une intervention du FMI. En vérité, il ne peut y avoir un autre pays où un accord avec le FMI est plus souhaité que le Sri Lanka. Bien sûr, cet engouement est basé sur le désespoir immédiat d’une part, et l’ignorance des conditions d’austérité d’autre part. Aucun programme du FMI en cours ne permet de connaître la douleur et le dénuement des pauvres. Le plus récent (le 16e depuis le premier accord en 1965) date de 2016 et n’est pas terminé, les paiements ont continué en 2021. Dans le contexte de la crise actuelle, on a fait comprendre à la société que, toutes les portes des nouveaux prêts lui étant fermées, le Sri Lanka n’a pas d’autre choix que de se tourner vers le FMI en tant que prêteur en dernier ressort.
Le mensonge véhiculé est que la solution miracle à la crise est le FMI. Il n’est pas expliqué que le FMI lui-même n’est pas susceptible de prêter plus de 3 milliards d’USD par le biais de son mécanisme élargi de crédit, et ce en plusieurs versements sur 4 ans. Cette somme ne représente pas plus que le coût de six mois de produits pétroliers. Elle représente également moins de la moitié de ce que le Sri Lanka devait payer au titre du service de la dette pour la seule année 2022. S’il est supposé que les fonds du FMI permettront de financer les importations urgentes, le Sri Lanka devra, selon le FMI, reprendre le service de sa dette et donner la priorité à ses recettes à cette fin. Par-dessus tout, un programme du FMI ne résout pas les raisons pour lesquelles le Sri Lanka a été pris au piège de la dette, ni comment, avec sa structure économique actuelle et son insertion dans l’économie mondiale, il pourra jamais atteindre un excédent de la balance des paiements, pour éviter de nouveaux emprunts.
Il n’y a eu aucune résistance ou alternative à un programme du FMI de la part d’une gauche sidérée et paralysée (...)
Certains syndicats du secteur privé ont demandé, à juste titre, que le gouvernement fasse preuve de transparence dans le processus de négociation avec le FMI et rende public le projet d’accord en cours de négociation. Cependant, jusqu’à présent, au-delà de communiqués de presse laconiques sur le processus, il n’existe aucune information technique sur les grandes lignes du programme proposé. (...)
Si l’éviction de l’ancien président Gotabaya Rajapaksa et de sa famille du gouvernement est une victoire pour le mouvement citoyen, l’élection de Ranil Wickremesinghe à la présidence est un sérieux revers.[14] Pour l’instant, cela a stabilisé l’ordre politique qui protège la famille Rajapaksa, son parti politique et le statu quo contre lequel les citoyens ont protesté. Cette « sélection » du nouveau président a la bénédiction des grandes entreprises, de la classe moyenne et de l’opinion libérale. Cette nouvelle situation a considérablement démobilisé le mouvement des citoyens et le diabolise systématiquement à présent. (...)
Il y a une campagne concertée sur les médias sociaux et grand public pour diffamer les manifestant·es en les qualifiant de « fascistes » ou « d’anarchistes », financés par les gouvernements et les ONG occidentaux et même par la diaspora tamoule pour obtenir un changement de régime. Le 29 juillet, des organisations de la société civile, des groupes de femmes, des membres du clergé chrétien, des défenseurs des droits humains et d’autres membres des communautés tamoule et musulmane ont organisé des manifestations de solidarité dans le Nord et l’Est (Jaffna, Mannar et Batticaloa) pour demander la libération de toutes les personnes détenues et la fin de la répression. Des actions de solidarité ont eu lieu dans les communautés sri-lankaises à l’étranger. Elles doivent se poursuivre et bénéficier du soutien de la gauche et des organisations du mouvement ouvrier dans ces pays également.
Cette lutte est inachevée et connaît actuellement un sérieux revers. Mais c’est sans aucun doute la lutte sociale la plus édifiante et la plus porteuse d’espoir du 21e siècle au Sri Lanka. Tous ceux et celles qui, partout dans le monde, ont été inspiré·es par le soulèvement populaire de 2022 doivent maintenant se lever pour le défendre. Aragalayata Jayawewa/Poraattathukku Vetri/La lutte vaincra !