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Amnesty International
Le burn out des bénévoles
Article mis en ligne le 8 février 2020

Harcèlement des autorités, épuisement, détresse psychologique : les personnes qui accueillent chez eux les exilés sont parfois en grande souffrance. Difficile de se l’avouer, encore plus de se confier.

Quand, au printemps dernier, on a contacté cette militante chevronnée pour l’interroger sur la fatigue psychologique liée à l’accueil des exilés, elle nous a lâché d’emblée : « Je sature sur les récits de torture ». Du coup, dès que le jeune qu’elle héberge commence à raconter les horreurs subies en Libye, Anne use d’un subterfuge : « Je lui mets un Charlie Chaplin. Je ne supporte pas qu’il ait vécu tout ça ». Puis cette Marseillaise nous a parlé sans s’interrompre. « J’ai 63 ans, ça fait quarante ans que je me bats pour accueillir les plus démunis car je crois profondément en l’être humain. Mais si l’homme est capable de torturer un enfant de 12 ans, qu’est-ce que je fais avec ça ? Ça m’ébranle dans mes convictions. Et ça peut m’ébranler dans ma façon d’accueillir », s’inquiète-t-elle.

Son protégé est « psychologiquement bien abîmé », ce qui l’abîme en retour. « C’est secouant. À quoi je crois maintenant ? Ça marche peut-être mieux pour ceux qui ont la foi ». Déstabilisée, cette ancienne infirmière se voit, dans ses moments de découragement, tout quitter, rejoindre une île déserte « pour tricoter ». Une dérobade ? Non, un éclair de lucidité, pour ne pas se noyer. « J’ai atteint ma dose ». Et si elle envisage de laisser tomber l’accompagnement, c’est qu’elle a atteint ce moment où il faut se protéger soi-même plutôt que de s’écrouler sans rien comprendre. Sauf qu’il n’est guère évident de détecter cet instant quand on a la tête dans le guidon. Et prendre du recul oblige à assumer un sentiment de faiblesse, voire une culpabilité vis-à-vis de ceux que l’on héberge, qui sont passés par de bien pires épreuves. « L’épuisement des solidaires est réel », concède-t-elle. Il faut souvent briser un tabou pour en parler. En réalité, ses questionnements révèlent une urgence : il faut aider les aidants. (...)

« Certains aidants ont craqué ou se sont trouvés en grande difficulté, avec l’impossibilité de reconnaître cette souffrance et d’en parler », rapporte Claire Billerach, psychologue à Briançon (Hautes-Alpes) pour Médecins du monde. La plupart du temps, ils ont l’impression qu’il ne serait pas légitime de se plaindre. « Pourtant, ils doivent pouvoir déposer ce qui est trop lourd ».

Au Refuge de Briançon, lieu d’accueil pour les migrants, des psychologues sont donc à la disposition des bénévoles. Le besoin de soutien est réel (...)

il faut encaisser « toujours les mêmes récits qui finissent par sortir, les noyades ». « Au début, ils n’en parlent pas. Puis, quand on les revoit deux ans plus tard, ça les mine. Peut-être qu’ils auront des troubles très profonds ensuite, et nous aussi ».

Submergés physiquement comme moralement par l’ampleur des tâches à accomplir, les bénévoles sont également fragilisés par un sentiment d’impuissance. (...)

Les plus âgés résistent mieux, même si certains ont du mal à refaire surface, comme cette femme qui ne s’est pas remise du départ d’un homme qu’elle n’avait hébergé que quarante-huit heures. « Ça l’a explosée ! Elle ne dormait plus, n’arrivait pas à retrouver l’équilibre ». Elle a confié à la psychologue : « J’y pense tout le temps, je l’appelle au téléphone, il ne répond pas ». Ses enfants ont fini par le lui reprocher : « Il n’est resté que deux jours et il compte plus que nous ? ».

Des difficultés surgissent, nées de l’épuisement, y compris quand on assure des tâches apparemment sans implication émotionnelle. Une femme s’activant en cuisine au Refuge pour nourrir les migrants a raconté à la psychologue : « C’est terrible, on est même entrés en conflit sur la manière d’éplucher les pommes de terre ! ». (...)

La répression des aidants et les condamnations pour « délit de solidarité » suscitent une angoisse supplémentaire. (...)

Si en aidant on risque une garde à vue, voire plus, sera-t-on capable de le supporter ? Pour s’en protéger, on peut être amené à détourner le regard. Avec ce type d’intimidation, la répression atteint alors son but. « Beaucoup de gens restent en retrait à cause de ça. Les maraudeurs sont sans cesse arrêtés, pour un essuie-glace ou un pneu défectueux, ça n’incite pas à s’engager » (...)

« On nous a appris la fraternité, et d’un coup on nous la reproche, avec en plus des violences policières très choquantes. Les valeurs sont chamboulées ».
Accueillir, ce n’est pas soigner

Une autre difficulté consiste à ne voir la personne hébergée qu’à travers son parcours : « Comment vais-je faire avec ce qu’elle a vécu ? ». Une forme de curiosité et de fascination peut parasiter la relation (...)

Dans l’idéal, l’accueil se résume à offrir un toit et du repos. L’hébergeant doit admettre qu’il ne peut tout gérer, qu’il n’est pas tout-puissant. (...)

Prendre soin des autres en prenant soin de soi (...)

À Marseille, début 2018, deux psychologues cliniciennes, Mary Boisgibault et Marine Le Saëc, ont institué bénévolement deux initiatives : un groupe de parole pour les migrants et un groupe d’analyse de pratiques pour les « solidaires », autour du réseau d’accueil El Mamba et d’un squat pour des migrants ouvert dans le quartier de Saint-Just. Leur point de départ ? Les solidaires sont « des personnes exceptionnelles qui ont développé des compétences bluffantes mais dont certaines sont complètement dépassées. Faute de balises pour savoir jusqu’où elles peuvent aller ». Ces dispositifs mis en œuvre à Marseille n’ont pas forcément rencontré le succès. (...)

L’absence d’accompagnement facilite les dérives. À la différence des humanitaires, les bénévoles hébergeants font entrer quelqu’un chez eux. Comment gérer cette question de l’intimité ? Souvent, il faut se débrouiller seul.

Le duo de psychologues a été sollicité par des « solidaires » qui, désireux d’exprimer leurs souffrances, continuaient néanmoins de les minimiser : « Pour moi, c’est moins grave que pour les migrants ». (...)

Comme le soutien psychologique manque terriblement pour les exilés, le poids retombe sur les accueillants. « L’accompagnant ne sait pas comment réagir, tout le monde est débordé », déplorent les cliniciennes. Pour une raison simple : « Une personne prise dans l’intimité d’une autre ne peut pas se décaler pour faire de la psychologie ».

Pour ne pas craquer et se préserver, mieux vaut respecter certaines règles. « Il faut savoir jusqu’où on peut s’engager », indique Sylvie Dutertre-Oujdi. La psychologue déplore l’absence de réflexion sur la question des limites (...)

La méthode consiste à ne pas agir seul et à fixer ces limites dès le départ : « Ça sécurise tout le monde, assure la psychologue. Il y a des problèmes quand ce n’est pas cadré ».
Gérer le don et la dette (...)

L’absence de limites frappe aussi les éducateurs exerçant dans des structures associatives. Ils s’occupent de mineurs étrangers dans un système totalement engorgé, et ne bénéficient que rarement d’une aide. (...)

Ce parcours chaotique des deux côtés de l’accueil peut s’achever positivement, quand l’exilé obtient des papiers, se marie, a des enfants ou décroche un travail... Mais parfois, au bout d’années de galère, certains se retrouvent à la rue, faute d’obtenir l’asile. « Quand il n’y a plus pour les hébergés que la clandestinité, que font les hébergeants ? », interrogent les psychologues. Réponse, simple et douloureuse : ils s’obligent à compenser. « À quel prix pour eux ? ».

Quelques mois après notre premier contact, on a revu Anne qui avait rectifié sa démarche : « J’ai mis en place ce qu’il fallait ». À savoir arrêter l’hébergement des personnes en situation « plus ou moins irrégulière » qu’elle pratiquait depuis vingt ans pour se recentrer sur des actions politiques et globales. Elle passe du temps au squat Saint-Just à Marseille mais son action ne déborde plus dans sa sphère redevenue privée. (...)