Six ans après l’éclatement de la crise de 2008, un constat s’impose. Le néolibéralisme est, hélas, loin d’en avoir rendu son dernier souffle. C’est ainsi qu’un accord portant sur le commerce des services se négocie (discrètement, cela va sans dire) à Genève depuis mars 2013. Nom de code de l’opération ? Le TiSA (Trade in Services Agreement), ou, dans la langue de Voltaire, l’ACS (Accord commercial sur les services).
En septembre 2013, un réseau d’organisations (parmi lesquelles le CNCD) s’insurgeait contre ces tractations réunissant 50 pays[i] dont l’Union européenne et les Etats-Unis. A cette occasion, ces organisations répétaient les mises en garde du mouvement social contre les politiques de libéralisation des services depuis la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) le 1er janvier 1995.
Quand tout a commencé…
A l’époque, les services publics étaient dans le collimateur des grands de ce monde. L’acte final instituant l’OMC est complété par une série d’annexes. Celles-ci concernent respectivement le commerce des marchandises (annexe IA), le commerce des services (annexe IB), la propriété intellectuelle (annexe IC), le règlement des différends (annexe II), le mécanisme d’examen des politiques commerciales (annexe III) ainsi que les accords commerciaux multilatéraux (annexe IV).
L’annexe IB de l’acte final créant l’OMC est plus connu sous le nom d’Accord général sur le commerce de services (AGCS). Ce dernier a pour principe directeur le « traitement de la nation la plus favorisée » (article 2). En vertu de ce principe, chacun des pays membres de l’OMC devait accorder « immédiatement et sans conditions » aux fournisseurs de services des autres pays membres « un traitement non moins favorable que celui qu’il accorde aux services similaires et fournisseurs de services similaires de tout autre pays ». Cette clause de la nation la plus favorisée avait pour ambition d’organiser la mise en concurrence généralisée des fournisseurs de services. Ce projet aura tôt fait d’alerter, à l’époque, les milieux hostiles au néolibéralisme.
En effet, l’engagement de la totalité des Etats membres de l’OMC (soit plus de 130 pays à l’époque) à ouvrir leur commerce de services fondait raisonnablement la crainte de voir émerger une réglementation internationale au seul profit des entreprises transnationales, avec en bout de processus le risque de privatisation des services publics. Ce d’autant que l’article 15 de l’AGCS dispose que l’octroi de subventions à des prestataires de services est de nature à engendrer des « effets de distorsion sur le commerce des services ».
C’est ainsi que les pays membres de l’OMC sont, d’après les termes de l’AGCS, invités à « élaborer les disciplines multilatérales nécessaires pour éviter ces effets de distorsion ». Parallèlement, des procédures de compensation étaient prévues. Et à ce propos, le même article 15 prévoit, en son deuxième paragraphe, qu’un membre de l’OMC considérant « qu’une subvention accordée par un autre Membre lui est préjudiciable pourra demander à engager des consultations avec cet autre Membre à ce sujet. Ces demandes seront examinées avec compréhension ».
Certes, l’article 1 de l’AGCS garantit formellement que les mesures de libéralisation ne concernent pas les « services fournis dans l’exercice du pouvoir gouvernemental ». Le diable, dit-on, se cache dans les détails.
Aussi, le paragraphe3 du traité AGCS prend-il soin de stipuler qu’un service gouvernemental n’est « fourni ni sur une base commerciale, ni en concurrence avec un ou plusieurs fournisseurs de services ». A lire cette définition, bien peu de services organisés par les pouvoirs publics peuvent être considérés comme « gouvernementaux » dans la mesure où un grand nombre d’entre eux sont de facto organisés en concurrence avec d’autres fournisseurs. Que l’on songe, par exemple, à l’existence d’hôpitaux privés en Belgique. Et à ce titre, les subsides qu’ils reçoivent peuvent être considérés, selon la lettre de l’AGCS, comme des éléments de distorsion de la concurrence.
Le texte de l’AGCS énonce un certain nombre de principes dont la portée exacte est reprécisée dans une série d’annexes (...)
L’enlisement des pourparlers de libéralisation du commerce international, depuis 2006, avait quelque peu relégué l’AGCS aux oubliettes. C’était oublier le volontarisme du secteur privé états-unien, en particulier la Coalition of Service Industries (CSI). Cette dernière a lancé l’idée en 2009 que des négociations de libéralisation devaient être lancées en dehors du cadre de l’OMC. Et c’est en 2012 que les premiers contacts entre des Etats membres de l’OMC ont eu lieu pour relancer le processus de libéralisation des services. Par la suite, les choses sont allées bon train. (...)
Deux clauses du TiSA s’avèrent, spécialement interpellantes. Tout d’abord, la clause de statu quo. Cette dernière gèle les niveaux actuels de libéralisation dans chacun des Etats parties prenantes au TiSA. Par cette clause, les vagues de privatisations et d’ouverture au capital privé dans les services publics deviennent irréversibles. (...)
La partie du TiSA concernant les services financiers vaut également le détour. En juin 2013, le site Wikileaks[iv] reproduisait l’annexe de l’ACS relative aux services financiers. Le moins que l’on puisse dire est que cet appendice au traité se montre particulièrement oublieux des causes de la crise financière de 2008 particulièrement lorsqu’il définit, en son article X.2, ce qu’est un service financier.
En l’occurrence, il s’agit d’une institution dont l’activité inclut tant des activités d’assurance que bancaires proprement dites. Et ces dernières comprennent tant des activités de dépôts des épargnants et de prêts aux particuliers que des activités spéculatives telles que les produits dérivés. On fera observer qu’à aucun moment, ce texte n’envisage l’idée que ces activités puissent être séparées par des réglementations qui établiraient une démarcation étanche entre banques de dépôt et banques d’investissement.
La chose est particulièrement inquiétante. Si le TiSA venait à entrer en vigueur, il est difficile d’imaginer que des dispositions organisant la scission des banques puissent être adoptées un jour par un Etat signataire.
Le TiSA ne laisse planer aucune ambiguïté à ce propos. (...)
Un philosophe français dit un jour que « la société est dominée par une course folle, définie par ces trois termes : technoscience, bureaucratie, argent. Si rien ne l’arrête, il pourra de moins en moins être question de démocratie.[viii] » Le TiSA offre une parfaite illustration de cette dérive. Puisse le mouvement social l’arrêter avant qu’il ne soit trop tard.