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Le Berceau des dominations. Anthropologie de l’inceste
Article mis en ligne le 12 juin 2021

Souvent relégué au rang de fait divers sordide, longtemps protégé par un silence de plomb, l’inceste est pour l’anthropologue Dorothée Dussy le Berceau des dominations, titre de l’enquête percutante qu’elle a consacrée au sujet.

Anthropologue au CNRS, Dorothée Dussy a subi des abus sexuels pendant son enfance. C’est ce qui l’a poussée à mener une longue enquête ethnographique sur l’inceste. Durant plusieurs années, elle a rencontré, par le biais d’associations d’accueil de victimes, en France et au Québec, des personnes ayant subi l’inceste enfants. Elle s’est également rendue en prison, où elle a mené des entretiens avec des incesteurs condamnés. Fruit de ce travail, Le Berceau des dominations. Anthropologie de l’inceste, publié une première fois en 2013, vient d’être réédité aux éditions Pocket. Charlotte Pudlowski [1], qui signe la préface, explique que c’est « le genre de livre qui changerait le monde si les gens voulaient bien le lire ». On ne peut qu’acquiescer. (...)

Car Le Berceau des dominations est un ouvrage crucial. L’autrice, qui revendique d’introduire une rupture dans l’écriture et les rapports de domination qu’elle charrie, ne s’embarrasse pas de faux-semblants. Dans un style tranchant, parfois cru et imagé, elle décortique ce qu’elle nomme le « système inceste », démontrant que ce dernier structure et organise notre ordre social, bien au-delà du cercle familial. Pour preuve, les enquêtes disponibles sur la prévalence de l’inceste, c’est-à-dire la proportion d’enfants touchés par le phénomène. Elles s’accordent sur une fourchette basse de 5 à 10 % d’enfants victimes d’abus sexuels dans leur famille. Des chiffres qui placent l’inceste bien loin du fait divers et permettent de dire que ce n’est pas un phénomène marginal, mais un fait social répandu. Or, les sociétés humaines sont réputées être fondées sur trois interdits universels : le cannibalisme, le meurtre et l’inceste. Ce dernier serait donc à la fois l’un des tabous structurant nos sociétés et une pratique courante. Dorothée Dussy s’empare de cette contradiction qu’elle explique n’être qu’apparente. Le « système inceste » tient en effet par le silence, et c’est son interdit qui le lui garantit. Autrement dit : « L’interdit de l’inceste protège l’inceste. »

Si les victimes sont des deux sexes, les incesteurs sont très majoritairement des hommes. (...)

Le Berceau des dominations n’est pas une lecture facile, parce qu’il contraint à admettre que l’inceste est en fait un phénomène aussi banal qu’immonde. Mais, au-delà du sentiment d’étouffement que cette plongée peut inspirer, il permet de penser l’abominable. Par la charge analytique et politique qu’il porte, il redonne du souffle. Il interdit de refermer les yeux et nous impose de porter nos combats au-delà de l’indignation. (...)

Quelles découvertes avez-vous faites durant vos recherches ?

« L’un des grands enseignements de cette enquête, c’est que l’inceste survient dans une famille où il est toujours déjà là. Et il se transmet, dans la même proportion, de génération en génération. Cette stabilité, c’est le système inceste. Des mécanismes le reconduisent à peu près à l’identique d’une décennie à l’autre. Comment ? Un peu comme tout dans la famille : par mimétisme. (...)

Ce qui est important à prendre en compte, c’est que ce qui se joue dans la famille incestueuse est assez banal. Tous nos rapports sociaux sont pétris et pénétrés de rapports de domination. La famille, avec sa forte asymétrie des positions, est une cascade de dominations, et l’inceste en est une sorte de paroxysme. Parce qu’évidemment il y a de la sexualité dans l’inceste, mais c’est un mélange, une articulation entre sexualité et inclination pour l’écrabouillement. »

Vous parlez d’ailleurs à plusieurs reprises d’ « écrabouillement », d’enfants « écrabouillés »...

« Je trouve que c’est un mot qui convient. Parler de rapports de domination donne l’impression qu’on reste indemne. Alors que, quand on subit l’inceste, on est un peu comme une punaise écrabouillée. On est en bouillie intérieurement et ça ne se voit pas. Être pris comme un objet sexuel empêche de se construire comme sujet. C’est ça, être écrabouillé : l’impossibilité de grandir autrement qu’en étant juste une carcasse. »

Vous montrez qu’il n’y a pas un profil type d’incesteur. Toutefois, une figure revient à plusieurs reprises dans votre travail, c’est celle du patriarche...

« S’il y a 5 à 10 % d’incesté·es, il faut la même proportion d’incesteurs, ce qui fait en France trois à six millions de violeurs. C’est beaucoup, trois à six millions, c’est beaucoup d’hommes. Tous les hommes forts ou puissants d’une famille ne sont pas des incesteurs mais certains le sont. Presque tous ceux que j’ai rencontrés sont bien insérés socialement. Ils ont une femme ou en ont eu, éventuellement des maîtresses. Ils ont une vie sexuelle bien remplie.

Ces hommes, ces patriarches, prennent pour objet sexuel un enfant de leur famille, mais très peu sont pédophiles. Ils n’ont pas une inclination sexuelle spécifique pour les enfants. Ce qu’ils recherchent, c’est la satisfaction immédiate de leurs désirs et de leur bon plaisir. La satisfaction sans frustration de leur égoïsme – une socialisation typiquement masculine. Et donc ce sont des viols d’aubaine. L’occasion fait le larron. Pour autant, ces incesteurs ne se voient pas du tout comme des violeurs. Puisque ce qu’ils font ne ressemble pas au stéréotype d’un viols, par un inconnu au coin d’un bois. Eux ne sont pas haineux. Ils “aiment beaucoup leur petite fille”. Ils sont de “bons pères de famille”. »

Ils savent pourtant que ce qu’ils font n’est pas autorisé...

« Évidemment. Tout le monde sait qu’on n’a pas de rapport sexuel avec un enfant. Mais ils le font quand même. De la même manière qu’on s’est tous déjà arrangé avec nous-même pour faire quelque chose d’interdit. C’est du même ordre. Ce n’est pas vraiment plus important pour ces types d’aller dans la chambre de leur gosse ou dans la salle de bain pour satisfaire une montée de libido que de se garer sur une place de stationnement pour les personnes handicapées. Ça ne compte pas plus. Parce qu’au fond, une fellation, qu’est-ce que c’est dans une vie ? »

Comment les incesteurs font-ils taire leurs victimes ?

« Les stratégies de silenciation mises en place sont très efficaces. Pour faire taire, on peut rendre la parole de l’enfant illégitime. En lui répétant tout le temps qu’il est stupide, en le disqualifiant et le dévalorisant dès qu’il fait quelque chose. On peut aussi instaurer un climat de crainte généralisé, par exemple en massacrant les animaux domestiques. Tabasser un chien, tuer des chats de façon atrocement cruelle, c’est une façon de montrer qui est le patron. Le message est clair : si tu ne files pas droit, voilà ce qui peut t’arriver.

La silenciation passe finalement très rarement par l’intimidation et la menace directe. (...)

la plupart du temps, ce que les enfants disent n’est pas compréhensible. Ils n’ont pas encore de mots pour dire les gestes de la sexualité ou nommer les parties du corps. Ils essaient de le dire mais le font de façon tellement elliptique que le message n’est pas reçu.

Et puis, il faut bien avoir en tête que, au moment où un enfant est incesté, l’inceste est déjà là dans sa famille. Cela veut dire que ses parents ont été habitués à se taire et à être sourds et aveugles à toutes les révélations d’incestes. (...)

Cette nouvelle tentative se fait parfois après une longue période d’amnésie... (...)

Que se passe-t-il dans la famille au moment du dévoilement, lorsque l’incesté·e révèle les faits dont il ou elle a été victime ?

« Au moment du procès, les incesteurs ont sûrement passé un sale quart d’heure mais, quand je les rencontre, l’effervescence est retombée et la famille s’est recomposée autour d’eux. Ce qui montre bien que l’inceste est structurant et que la société fonctionne avec. La famille va bien jusqu’au moment du dévoilement. C’est quand la révélation est entendue que ça pose problème. Elle provoque une sorte de révolution dans cet ordre social où l’inceste devait être tu. Le silence rompu, tout le monde est alors contraint de se repositionner, au moins jusqu’au moment d’arriver – ce qui n’est jamais complètement possible – à remettre le couvercle sur la marmite. Les frères et sœurs, les oncles et tantes, les grands-parents sont forcés de se demander ce qu’ils ont fait pendant tout ce temps, ce qu’ils n’ont pas vu ou refusé de voir.

Sauf que se dire “mon père est un violeur”, c’est moche. Personne n’en a envie. Si bien que les gens préfèrent la situation d’avant, dans laquelle il était juste leur père. C’est comme ça que, dans la grande majorité des cas, la famille se recompose autour de l’incesteur et non de l’incesté·e. (...)

Les premiers moments de socialisation sont dans la famille. On s’imprègne de tout ce qui s’y passe, de tout ce qu’on apprend à la maison. Ça nous structure et nous organise. C’est le cas du patriarcat, avec cette figure du patriarche, des rapports très asymétriques dans la famille, et parfois de l’inceste. Par éclaboussure, ça modèle ensuite tout notre être au monde et imprègne tous les autres rapports sociaux. L’inceste fonde beaucoup de choses. Et le terreau, le premier germe, c’est la famille. »

Selon vous, notre système judiciaire ne peut pas être un appui pour venir à bout du « système inceste ». Pourquoi ?

« En France, moins de 2 % des plaintes pour viol aboutissent à une condamnation. Notre système judiciaire est hyper masculiniste. (...)

Ce sont les patriarches, les dominants, qui font les institutions et déterminent nos structures sociales. Si les lois étaient faites par des femmes violées, notre société ne serait pas la même. » (...)

"de plus en plus d’hommes voient qu’ils sont perdants dans l’inceste et le patriarcat dur. Tous n’ont pas envie d’être un patriarche. Ce qui est une chose positive, étant donné que ce sont eux qui dirigent le monde. Il y a aujourd’hui plus de place pour des masculinités différentes, épanouies et légitimes, qui ne sont pas dans l’écrabouillement. Et s’il y a moins de jouissance dans l’exercice du pouvoir pour les hommes, il y aura moins d’écrabouilleurs. »