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la vie des idées
La terre n’est à personne
Pierre Blanc, Terres, pouvoirs et conflits. Une agro-histoire du monde, Paris, Presses de Sciences Po, 2018. 384 p., 19 €.
Article mis en ligne le 2 mai 2019
dernière modification le 30 avril 2019

Avec la croissance démographique et le changement climatique, la question agraire apparaît comme un facteur de tensions sociales et internationales. Or la rareté des terres n’est pas un donné physique, mais résulte de l’accaparement du foncier par des multinationales ou des classes dominantes.

La terre agricole peut-elle être un enjeu politique majeur et la faim de terre, le ressort des tribulations politiques des sociétés ? Cela ne fait guère doute concernant le passé. Pour le lecteur de Tite-Live, l’accès à la terre, le piège de la dette dans lequel tombent les petits paysans, le partage fort inégal des terres conquises constituent des éléments clés des conflits sociaux (conflits internes) et de l’expansion territoriale romaine (conflits externes). Les meurtres de Tiberius et de Gaïus Gracchus inaugurent le cycle de violence qui précipitera la fin de la République romaine : leur cause est la lutte foncière entre patriciens et plébéiens. Mais qu’en est-il aujourd’hui ?

L’enjeu foncier

L’industrialisation et le développement du secteur tertiaire, l’urbanisation qui éloigne les populations des campagnes, la surabondance alimentaire permise par l’agriculture industrielle, le pétrole qui dispense l’agriculture de produire de l’énergie : tout cela a rendu sinon marginal, du moins imperceptible, l’enjeu foncier pour les populations des pays industrialisés. Seul, de temps à autre, un achat de terre surprenant (comme ce fut le cas pour l’investissement d’une société chinoise dans 1 700 hectares dans le Berry) éveille l’opinion, jusqu’à susciter la promulgation d’une loi relative à « la lutte contre l’accaparement des terres agricoles et au développement du bio-contrôle ».

Cette émotion française n’est qu’un écho assourdi d’un phénomène bien présent au niveau mondial (...)

Quels mécanismes universels peut-on dégager à grands traits ? Dans les premières sociétés agraires prévaut une gestion généralement communautaire de la terre. Communautaire ne signifie pas égalitaire. La terre appartient à la communauté, à l’exception des petites parcelles jardinées à proximité des maisons ; elle n’est pas bornée, pas appropriée individuellement et ne peut être vendue. L’idée même de faire commerce de la terre n’existe pas. Ces communautés sont généralement régies par des chefs coutumiers, dont l’une des fonctions est de répartir les terres entre les familles et les clans.

Un point de basculement décisif se produit quand émerge l’idée de propriété de la terre. (...)

Le principe de propriété de la terre ouvre la porte à son accaparement par des classes désormais dominantes et à l’instauration d’une inégalité durable et même structurelle entre grands propriétaires et manouvriers. (...)

Quant aux grands propriétaires, souvent absentéistes, ils utilisent leurs revenus soit en dépenses ostentatoires, soit pour acheter de nouvelles terres. La situation sociale devient souvent explosive. Dans de nombreux États agraires, le pouvoir central tente, de loin en loin, de limiter le phénomène d’accaparement, mais bien souvent les grands propriétaires dominent le régime.

Colonisation et expropriation

La colonisation européenne a diffusé systématiquement le principe de propriété. (...)

La question agraire a joué un rôle crucial dans l’histoire du XXe siècle. Les révolutions russes et chinoises sont avant tout l’habile utilisation, par des groupes minoritaires, de l’immense exaspération des petits paysans à l’égard des régimes conservateurs, et de leur faim de terre. La promesse de réforme agraire permettra de rallier les masses paysannes, quitte à transformer par la suite la redistribution des terres en collectivisation. (...)

Avec la croissance démographique et les changements climatiques, la question agraire, inséparable de celle de l’eau, est revenue à l’agenda, si elle l’avait jamais quitté. Elle s’impose comme facteur de tensions internes dans les sociétés rurales, mais aussi comme facteur de tensions internationales entre les pays déficitaires, cherchant par des investissements à assurer leurs approvisionnements, et les pays où se produisent ces investissements, souvent en chassant les communautés paysannes.

Si la terre n’explique pas à elle seule tous les conflits, elle en constitue souvent l’un des facteurs, et non des moindres. (...)

Les puissantes familles accumulent des terres très imparfaitement mises en valeur, voire laissées en friche, contribuant à créer la faim de terre des petits paysans. Parfois, les autorités n’ont d’autre expédient que d’ouvrir des fronts pionniers, au détriment de la forêt. Le grand propriétaire absentéiste apparaît bien comme la malédiction absolue, tant du point de vue social qu’environnemental.

La rareté des terres n’est donc pas d’abord un donné physique ; elle est souvent une construction sociale. (...)

Au terme de l’ouvrage, on comprend que l’histoire est loin d’être finie et que l’accaparement de la terre – et plus largement celle des ressources naturelles à l’échelle planétaire – constitue une menace pour la paix civile comme pour la paix internationale.(...)