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« La sobriété et le rationnement sont de puissants outils de justice sociale »
Article mis en ligne le 18 septembre 2022
dernière modification le 17 septembre 2022

Rationner l’énergie cet hiver ? Le gouvernement y réfléchit. Avec de vrais critères de justice sociale, cela aiderait à répartir les efforts, estime la chercheuse Mathilde Szuba. Mais la dépolitisation de la sobriété ne laisse rien présager de bon.

Reporterre - La Première ministre Élisabeth Borne a déclaré qu’il ne fallait pas exclure des rationnements sur l’énergie cet hiver. À quand remonte le dernier rationnement en France ?

Mathilde Szuba — Aux années 1940, pendant et après la Seconde Guerre mondiale, avec des carnets de tickets permettant de répartir entre les personnes des quantités limitées de nourriture et d’énergie. C’est la définition rigoureuse du rationnement : l’organisation par les autorités de la distribution et de la répartition de produits en pénurie, afin d’en garantir une part minimale à chacun.

Dans le langage courant, ce terme a parfois pu être utilisé dans un sens plus large : « rationner » les crédits de l’hôpital public, par exemple. Mais ce n’est pas la même chose qu’une politique organisée qui vise à protéger les consommateurs pendant une pénurie

. Le rationnement, c’est la répartition des efforts, dans un objectif de justice et de solidarité. Cela n’a rien à voir avec la demande faite aux entreprises d’utiliser moins de gaz cet hiver. Ce n’est pas du tout la même logique de protection des plus fragiles. (...)

Les choses ont beaucoup changé durant l’année écoulée, avec le rapport du Giec [1] qui parle de « suffisance », les quatre scénarios de neutralité carbone de l’Ademe [2] qui intègrent pour la première fois un scénario de sobriété (intitulé « Génération frugale »), et le discours d’Emmanuel Macron sur l’énergie en février dernier.

Ce discours a mis l’accent sur la sobriété, mais en détournant son sens original, pour aller vers des petits gestes. Ce terme fort, qui pendant longtemps a été un étendard de radicalité, est ici une simple réduction des gaspillages, prétendument compatible avec la croissance. En science politique, on appelle cela un conflit de cadrage (...)

en réalité la quantité d’énergie qu’une personne consomme est avant tout corrélée à ses revenus : plus on est riche, plus on consomme d’énergie. Mais cela se verra plus ou moins selon ce que l’on choisit de mesurer : le chauffage au mètre carré ou la quantité totale d’énergie de chauffage pour une habitation ? Globalement une petite passoire thermique consomme moins qu’une grande maison mieux isolée. Pour les déplacements, c’est la même chose. Les plus pauvres peuvent avoir des voitures plus vieilles et plus polluantes qui consomment davantage au kilomètre, mais les plus riches ont des voitures plus grosses, font plus de kilomètres, et surtout prennent plus souvent l’avion. C’est pourquoi les plus importantes consommations d’énergie liées aux déplacements sont le fait des personnes à plus hauts revenus. Et donc, si on avait un rationnement qui autorisait X litres d’essence par personne et par semaine et que cela incluait les billets d’avion, ce sont les plus riches qui seraient clairement les plus pénalisés. (...)

En 1973, pour réduire la demande en énergie, les Pays-Bas ont (entre autres mesures) instauré les dimanches sans voitures : aucun véhicule n’avait le droit de circuler, hormis les pompiers, ambulances, police, etc. Cela a permis de réduire sans délai les consommations de pétrole. Autre avantage : cela rendait la crise perceptible. Car le manque de pétrole ou la pénurie énergétique ne sont pas « visibles » en tant que tels. Pour cela, il fallait pouvoir le constater visuellement, avec les rues sans aucune circulation automobile. Les dimanches sans voitures permettaient d’envoyer un signal clair : les Pays-Bas étaient en crise, des efforts et adaptations seraient nécessaires et ils allaient concerner tout le monde.

Comment faire accepter ce rationnement aux gens ?

Les mesures contraignantes sont d’autant mieux acceptées quand elles sont perçues comme justes et justifiées, et quand il y a une confiance dans le gouvernement pour bien faire les choses. Lorsqu’au contraire on perçoit un double langage, quand on demande des efforts d’un côté, mais qu’on maintient des privilèges de l’autre, cela décrédibilise le message. Idem pour la cohérence (...)

Les incitations à la sobriété énergétique ne peuvent être crédibles et avoir une chance d’être suivies par les citoyens que si elles font partie d’un plan sérieux et de grande ampleur de réduction des consommations d’énergie. Comment peut-on inciter chacun à faire des efforts et dans le même temps juste vouloir « réguler » les jets privés ? Si les jets privés étaient maintenus au sol, les aéroports fermés, les publicités pour l’avion ou les voitures retirées de l’espace public, la vitesse sur autoroute largement réduite, et que chaque dimanche les rues et routes étaient rendues aux piétons, cela aurait un sens de demander aux citoyens de faire leur part. (...)

On a tellement misé sur la société d’abondance et de consommation que c’est douloureux aujourd’hui d’y renoncer. Or la question aujourd’hui n’est plus comment partager les fruits de l’abondance, mais comment répartir les efforts de sobriété.