
Entre études scientifiques de plus en plus critiques et développement des cancers parmi les agriculteurs et les riverains des zones d’épandage, les pesticides sont sur la sellette. Les vignobles figurent parmi les cultures où ces produits toxiques sont le plus épandus, alors que la France est déjà championne d’Europe en la matière. Dans le Bordelais, la pression monte à l’égard des producteurs de vin, encore majoritairement réticents à bannir les pesticides. Pourtant, la réputation des vins de la région pourrait en pâtir, y compris au niveau international.
Un usage intensif de pesticides dans la vigne
La France est la première consommatrice de pesticides en Europe. C’est dans le Bordelais, le Languedoc-Roussillon, la Champagne et la vallée du Rhône que leur usage est le plus répandu. Quasiment la route des vins ! La Gironde est un des trois départements qui en consomment le plus [3]. Selon un rapport du Sénat de 2013 [4], la culture de la vigne concentre à elle seule 20 % des pesticides, alors qu’elle ne représente que 3 % de la surface agricole. Pas moins de 536 produits sont autorisés pour cette culture en France, loin devant le blé (432) ou les tomates (284) [5].
Cet usage intensif des pesticides n’est pas sans conséquences sur la santé des personnes qui travaillent dans la vigne ou sur celle des riverains (...)
Santé des agriculteurs : une bombe à retardement
« Un rapport explosif », c’est en ces termes que le magazine Santé & Travail évoquait dès avril dernier une étude relative à l’impact des pesticides sur les personnes travaillant dans l’agriculture, réalisée par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) et finalement mise en ligne discrètement le 25 juillet dernier. Ses auteurs soulignent en effet que « de nombreuses études épidémiologiques […] mettent en évidence une association entre les expositions aux pesticides et certaines pathologies chroniques » : cancers, maladies neurologiques, troubles de la reproduction et du développement.
Prévue le 22 juin dernier, la restitution de cette étude devant les associations avait été annulée à la dernière minute [7]. Selon des personnes proches du dossier, elle aurait été bloquée par deux experts du groupe de travail qui souhaitaient apporter des « nuances » au rapport sur des points sensibles relatifs aux autorisations de mise sur le marché (AMM) des produits phytosanitaires et aux équipements de protection individuelle. Le rapport souligne en effet que « les modèles concernant l’exposition utilisés dans le cadre de la démarche d’homologation des pesticides reposent principalement sur des études générées par les fabricants de pesticides ». Ce qui ne garantit pas forcément leur pertinence. Le rapport met également en cause la fiabilité de certaines protections individuelles alors que les industriels minimisent la dangerosité de leurs produits du fait du port constant de ces équipements par les agriculteurs. Des proches du dossier ont d’ailleurs vu dans le blocage de cette étude la main des industriels. (...)
Les résidus de pesticides sont en partie éliminés par le processus de vinification, mais d’après une étude publiée en 2005 par le ministère de l’Agriculture, sur dix substances actives appliquées par un viticulteur, trois risquent quand même d’être retrouvées dans le vin (...)
En Gironde, il y a eu « contractualisation par l’Etat avec des prestataires de formations qui considèrent Certiphyto […] comme un moyen pour nouer des contacts commerciaux et qui peuvent être éventuellement des organismes vendant ces mêmes pesticides ». Ainsi, l’entreprise Euralis continue par exemple à proposer des formations Certiphyto tout en commercialisant ces produits.
Ce dispositif de formation est un des éléments du plan Ecophyto lancé en 2008 suite au Grenelle de l’environnement. Il visait à l’origine à réduire l’usage des pesticides de moitié d’ici à 2018. Ce plan a été un échec total jusqu’à présent : le dernier bilan du plan Ecophyto 2 constatait au contraire une augmentation de l’usage des pesticides de 6 % entre 2011 et 2014 [9]. Il dénombrait aussi en 2013 pas moins de 19 traitements aux pesticides en moyenne par viticulteur et par an ! Du coup, l’objectif a été reporté à 2025.
Des enjeux économiques considérables
Les vins et spiritueux sont le deuxième secteur exportateur français après l’aéronautique (...)
Or, en 2015, seules 7 % des surfaces viticoles étaient cultivées en bio dans le Bordelais, en dessous de la moyenne nationale de 8,4 % selon la Fédération nationale d’agriculture biologique (Fnab) (...)
« Il y a beaucoup d’argent en jeu, souligne aussi Antonin Iommi-Amunategui, qui tient le blog « No wine is innocent ». Les viticulteurs ont peur de passer au bio, car ils craignent de voir leurs rendements baisser. C’est vrai que cela peut être le cas les premières années, mais certains viticulteurs labellisés peuvent augmenter leurs prix et s’y retrouvent au final. »
La filière pas encore prête à se convertir
Dans le Bordelais, un mot revient dans la bouche de nombreux interlocuteurs au sujet des pesticides : omerta. « Rarement omerta aura été autant mise en lumière ! » (...)
Les industriels défendent leur business
Serait-ce la solution ? « Il y a une vingtaine d’années, l’industrie chimique a eu peur de la vague du bio, explique Franck Dubourdieu, œnologue et auteur de guides sur les vins de Bordeaux. Elle a alors créé l’association Farre (Forum des agriculteurs responsables respectueux de l’environnement), afin de donner des arguments aux viticulteurs pour ne pas passer en bio. » Farre a construit son site Internet « La boîte à outils des agriculteurs » en partenariat avec l’Union des industries de la protection des plantes (UIPP), le syndicat des fabricants de pesticides. BASF (42 produits), Arysta LifeScience (33) et Bayer (25), les trois entreprises leaders des pesticides à destination de la vigne, en sont d’ailleurs membres. Pour Dominique Techer, « c’est de la communication pure : la viticulture raisonnée permet simplement de continuer comme avant en faisant juste un peu plus attention ».
La route semble donc encore longue pour réduire vraiment la consommation de pesticides à Bordeaux, même si la pression monte, tant de la part des riverains des vignes que des travailleurs du secteur et des associations environnementales. (...)