Il y a un an, le soir même des attentats meurtriers dans l’agglomération parisienne, l’exécutif décrétait l’état d’urgence. Cette mesure d’exception dérogatoire au droit commun répondait à une situation exceptionnelle. Depuis, elle a été par quatre fois prorogée et nous nous sommes tous habitués. Une bonne nouvelle ?
« L’instauration de l’état d’urgence s’est accompagnée d’un effet psychologique de magie des mots, souligne à ce propos François Saint-Bonnet, professeur d’histoire du droit à l’université Panthéon-Assas, et auteur en 2001 de L’état d’exception (éditions PUF). Au soir du 13 novembre, il n’y avait rien de spécial à faire, pourtant personne n’aurait compris que l’Etat ne fasse rien. L’état d’urgence est un mot clé qui évoque des images qui pouvaient convenir dans cette situation de menace terroriste. La difficulté c’est qu’à partir du moment où la menace est toujours là, on ne peut plus dire qu’on va sortir de cet état. »
Trois mois plus tard, rebelote. Le 16 février 2016, le Parlement prolonge une deuxième fois l’état d’urgence pour trois mois supplémentaires. Cette fois-ci une trentaine de députés s’y opposent, dont 11 élus de la majorité socialiste, ainsi que la députée citoyenne du Calvados, Isabelle Attard. L’ex-élue Nouvelle Donne décrit la contamination des esprits de ses collègues parlementaires face à la menace (...)
Au détour d’une interview à la BBC en janvier dernier, Manuel Valls défend la prolongation de cet état d’exception « jusqu’à ce que nous soyons débarrassé de l’Etat islamique ». Or, un an après les attaques terroristes du Stade de France et du Bataclan, cet horizon est pour le moins flou, faisant craindre « un état d’urgence permanent » : à partir de quand pourrons-nous affirmer que nous sommes effectivement débarrassés de Daech et à partir de quel moment pourrons-nous affirmer que la menace terroriste s’est bel et bien dissipée ?
La crainte que l’exception devienne la règle a eu l’occasion d’être maintes fois formulée dès les premières semaines voire les premiers mois de la mise en application de l’état d’urgence. Elle l’a été par d’éminents juristes comme Mireille Delmas-Marty, professeure honoraire au collège de France, des universitaires, de très nombreux magistrats et avocats, dont le bâtonnier de Paris et les représentants des Syndicat de la magistrature (très à gauche) et de l’Union syndicale des magistrats (plus modérée), les défenseurs des droits fondamentaux comme Amnesty international, la Fédération internationale des droits de l’Homme (auteure d’un rapport au vitriol en juin), la Ligue des droits de l’Homme (LDH) ou la Quadrature du net, les syndicats (dont la CGT-Police) ainsi que des autorités administratives indépendantes, en premier lieu le Défenseur des droits et la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH). (...)
Votée quelques jours après l’attentat de Nice (86 morts et 434 blessés au total), la dernière prorogation de l’état d’urgence jusqu’en janvier 2017 prolonge cette inquiétude. D’abord parce qu’après avoir renforcé comme jamais les mesures en matière de lutte antiterroriste pour des résultats limités, le gouvernement n’a plus d’autre réponse politique à apporter que le maintien de l’état d’urgence. Il est comme pris au piège, à moins d’aller plus loin, et risquer de compromettre les fondements l’Etat de droit face à la menace djihadiste (mais n’est-ce pas déjà un peu le cas ?).
D’ailleurs dans une nouvelle interview à la BBC ce dimanche 13 novembre de commémorations, le Premier ministre souhaite encore repousser l’échéance le temps de la campagne de l’élection présidentielle « pour protéger notre démocratie ». Au regard de la situation, le prétexte est presque tautologique : parce qu’« il est difficile aujourd’hui de mettre fin à l’état d’urgence », affirme Manuel Valls.
L’invisibilité de l’état d’urgence
Ensuite, parce que l’opinion -si tant est qu’elle existe- s’est complètement désintéressée, voire s’est habituée à vivre avec l’état d’urgence. Et ce, malgré les bavures lors des perquisitions administratives, et les dérives (lire à ce sujet le blog de Laurent Berredon, journaliste au Monde) en matière d’assignation à résidence, de maintien de l’ordre public ou de contrôle du mouvement social, notamment lors des manifestations contre la loi Travail, à Paris, Nantes et Rennes. (...)
« L’intérêt médiatique est retombé et l’opposition a été rendue difficile lors de la dernière prorogation courant juillet. Certains ont le sentiment que ce n’est pas si grave. Or, le parapluie ouvert de cet état d’exception n’est pas sans conséquence. Une centaine de personnes à qui rien n’est reproché sont toujours assignées à résidence et on ferme encore des mosquées alors que très peu d’enquêtes pour association à une entreprise terroriste ont été ouvertes » (...)
Pour l’auteure du collectif L’état d’urgence, l’état d’urgence est la voie royale qui nous fait entrer dans ce que Jacques Toubon, le Défenseur des droits nomme « l’ère des suspects ». « C’est là où le bât blesse : on commence d’abord par accepter tous ces contrôles, puis à accepter que des actes ne passent plus par le juge judiciaire, et enfin à juger les suspects non plus à partir de leur culpabilité mais de leur dangerosité. La culpabilité, c’est un principe de l’Etat droit ! », s’inquiète Karine Roudier.