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le vent se lève
La bataille pour la Cour suprême des États-Unis secoue la présidentielle
Article mis en ligne le 13 octobre 2020

Le décès de la juge à la Cour suprême Ruth Bader Ginsburg (RBG), la doyenne du camp progressiste dans la plus haute institution du pays, bouleverse la présidentielle en plaçant la question de sa succession au cœur de la campagne. Une bataille qui montre surtout les difficultés du Parti démocrate à intégrer les dynamiques de pouvoir et jette un froid sur les futures perspectives politiques du pays. Explications.

« À moins d’un coup de tonnerre dans la dernière ligne droite, Joe Biden devrait remporter la présidentielle. » Sur la base de sondages remarquablement stables depuis six mois, les observateurs se rangent majoritairement derrière cet avis. [1] Après une guerre évitée de justesse avec l’Iran, une tentative de destitution du président, l’épidémie de Covid, la crise économique, les soulèvements « Black live matters » et les incendies apocalyptiques sur la côte Ouest des États-Unis, il semble difficile d’imaginer un nouveau rebondissement susceptible de peser sur l’élection. Et pourtant. L’hospitalisation récente de Donald Trump n’a fait que renforcer l’enjeu de la Cour suprême en replaçant cette question au coeur de l’actualité.

Dès l’annonce du décès de Ruth Bader Ginsburg, des milliers de personnes se sont spontanément rassemblées devant la Cour suprême pour une veillée funéraire. Du jamais vu pour un magistrat, fût-il associé à la plus haute juridiction du pays ! Figure des luttes féministes, icône du mouvement progressiste, RBG jouissait d’un véritable statut de pop star. Outre les multiples produits dérivés à son effigie et deux films réalisés sur sa vie, son aura récente s’explique par les craintes qu’inspiraient la perspective de son décès pour le futur du pays. Chacune de ses hospitalisations faisait les gros titres et provoquait une angoisse profonde chez les progressistes.

Si son siège venait à être assigné à un juge conservateur, c’est l’essentiel des acquis des cinquante dernières années qui serait menacé [2] Les larmes aux yeux, l’élue de New York au Congrès Alexandria Ocasio-Cortez a ainsi résumé l’enjeu dans une vidéo Instagram où elle appelle ses 7 millions d’abonnés à se mobiliser derrière le candidat démocrate : « La question n’est pas de savoir si vous êtes d’accord avec Joe Biden ou non, mais si vous voulez que notre démocratie survive ». Que la pérennité de la démocratie américaine soit remise en question par le décès d’une femme de 87 ans montre à quel point les institutions américaines sont fragiles et obsolètes.

La Cour suprême des États-Unis, clé de voûte d’un régime de moins en moins démocratique.

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De fait, la Cour suprême a presque toujours été plus à droite que le pays. [3] Après avoir défendu l’esclavage coûte que coûte, puis instauré la ségrégation raciale, elle a attaqué le droit syndical et défendu les intérêts économiques des multinationales. Depuis peu, elle s’attaque au droit de vote et aux immigrants. [4] Ce décalage avec l’opinion publique et la représentation nationale s’explique par le fonctionnement de cette institution. La Cour suprême est composée de neuf juges nommés à vie par le président en exercice, et confirmés par un vote au Sénat.
Outre le fait que la Maison-Blanche ait plus souvent été occupée par un républicain qu’un démocrate depuis 1976 (vingt-quatre années contre seize, bien que les démocrates n’aient perdu le vote national qu’une fois en cinq présidences), le Sénat est lui-même une institution particulièrement peu représentative de la population, et structurellement réactionnaire.
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le soutien de 9 % de la population américaine (moins d’un Américain sur dix) est suffisant pour obtenir une majorité au Sénat. Celui-ci est actuellement contrôlé par le Parti républicain avec 53 sièges contre 47, qui représente toutefois 15 millions d’Américains de moins que l’opposition. [5]
Le fait que les juges soient nommés à vie pose un autre problème. Non seulement le vieillissement de ces magistrats les place en décalage avec les aspirations de la société américaine, mais le doublement de l’espérance de vie depuis 1784 permet d’ancrer cette institution dans une direction politique pour plusieurs décennies, aboutissant à un cas de figure où la pérennité de la démocratie américaine semble suspendue à la lutte contre le cancer d’une femme de 87 ans.

Pour le parti républicain, une aubaine permettant d’asseoir durablement leur pouvoir sur la société américaine.

Malgré la présidence de Donald Trump et une majorité au Congrès pendant deux ans, le Parti républicain s’est avéré incapable d’atteindre nombre de ses principaux objectifs, trop impopulaires auprès de l’électorat. Deux exemples éloquents : l’abrogation de l’assurance maladie Obamacare d’une part, et d’autre part l’annulation du programme de protection des enfants immigrés ayant été amenés sur le sol américain par leurs parents (le DACA). Devant l’impossibilité politique de passer par la voie législative, les conservateurs s’en sont remis aux tribunaux, en montant des procès dans le but de contraindre la Cour suprême à déclarer ces deux réformes anticonstitutionnelles. Pour l’instant, leur majorité à la Cour suprême (5-4) n’a pas tenu face à l’opinion publique, le juge nommé par Georges W. Bush, John Roberts, faisant défection à son propre camp sur ces décisions cruciales.

Avec le remplacement de RBG par un magistrat situé à l’extrême droite de l’échiquier, ce sera désormais à Brett Kavanaugh, le juge nommé par Donald Trump en 2018, d’assurer l’équilibre du pouvoir. Ce dernier a été placé à la Cour suprême pour ses opinions très conservatrices, au cours d’un processus de confirmation au Sénat particulièrement partisan et contesté.
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avec une majorité théorique de 6 juges à 3, et un potentiel centre idéologique incarné par Kavanaugh, le Parti républicain s’assure la mainmise sur la Cour suprême pour deux à trois décennies. De quoi dynamiter toute avancée obtenue par une hypothétique administration Biden ou un futur Congrès démocrate, et revenir sur d’innombrables acquis sociaux. Un fait d’armes remarquable du point de vue du Parti républicain, lorsqu’on sait qu’il n’a gagné le vote populaire dans une élection présidentielle qu’une seule fois en 20 ans et cinq présidences, que Donald Trump a été élu avec un déficit de trois millions de voix, que sa majorité au Sénat représente 15 millions d’électeurs de moins que la minorité démocrate, qu’il a perdu les dernières élections de mi-mandat par un déficit de 18 millions de voix au Sénat et 10 à la chambre des représentants, et que ses trois priorités législatives à la Cour suprême recueillent entre vingt et trente pour cent d’opinion favorable. [6]

La bataille pour la Cour suprême illustre l’incompétence du Parti démocrate à utiliser leur pouvoir, et l’implacable habileté des républicains à faire usage du leur.

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en nommant Amy Coney Barrett, les Républicains tentent l’échec et mat. D’abord, en forçant les sénateurs démocrates à voter contre une femme, ils espèrent retourner contre leurs adversaires le fameux argument identitaire dont ces derniers sont friands. Cela leur permettra ensuite de rendre leur choix plus présentable en plaçant le débat sur le terrain des personnes, non des idées. Or, le problème de madame Barrett ne vient pas du fait qu’elle soit membre d’une secte chrétienne aux pratiques douteuses, mais des décisions prises dans sa carrière contre le droit de vote, la démocratie et les acquis sociaux, décisions qui trahissent un positionnement à l’extrême droite. En ayant systématiquement délibéré en faveurs des intérêts des puissants, son bilan garantit que les jours de l’assurance maladie Obamacare et du droit à l’avortement sont comptés. (...)

la tactique la plus efficace et la moins risquée restait celle de la dissuasion. Elle consiste, si les Républicains forcent cette nomination, à s’engager à rajouter des juges à la Cour suprême dès l’arrivée au pouvoir des démocrates. En théorie, un président Biden disposant d’une majorité au Sénat peut nommer autant de juges qu’il le souhaite, comme cela a été fait par le passé. Une menace crédible qui pourrait faire évoluer le calcul de Mitch McConnell. [10]
Mais même là, les Démocrates font défaut. Malgré le soutien sans précédent de leur base électorale et la mobilisation remarquable des organisations militantes affiliées, le Parti démocrate refuse d’emprunter cette voie. Joe Biden a botté en touche lorsqu’on lui a demandé s’il considérait l’ajout de juges à la Cour suprême, Chuck Schumer n’a formulé aucune promesse dans ce sens, et plusieurs sénateurs démocrates se sont même publiquement prononcés contre. Une telle abdication a de quoi rendre perplexe, lorsqu’on sait que l’opinion publique est majoritairement opposée à la nomination d’un juge à la Cour suprême avant les élections.