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L’humanité sur un bateau
Article mis en ligne le 2 août 2020

Nous étions encore à quai, à Marseille, et je venais de terminer une interview avec Ludovic Duguépéroux, un marin-sauveteur de SOS Méditerranée. (...)

"Tu verras", m’avait-il alors glissé dans une mise en garde amicale, "le huis clos d’un bateau, c’est assez spécial, il n’y a pas d’échappatoire, et selon les gens que tu as à bord, ça peut devenir plus ou moins oppressant". Il ne croyait pas si bien dire.

La mission pour laquelle j’embarquais à bord de l’Ocean Viking, bateau-ambulance rouge et blanc qui s’est donné pour mission de secourir les naufragés sur la route migratoire la plus meurtrière du monde, s’annonçait en soi hors norme.

Pour la première fois, les opérations allaient se dérouler sans partenaire médical - Médecins sans frontières venait de se désengager - et dans le contexte du Covid-19, avec toutes les contraintes que cela comporte : masques, visières, combinaisons, décontaminations... D’ailleurs, je sortais d’une quarantaine de quatorze jours partagée dans le même hôtel que tout l’équipage.

Le temps de me préparer mentalement au pire du drame qui se joue sur ces eaux qui ont englouti les candidats à l’exil par milliers depuis la crise migratoire de 2015. (...)

A peine arrivés sur zone au large de la Libye au bout de trois jours de navigation, les sauvetages ont commencé. Deux en cinq heures et, en route vers une autre embarcation en détresse sur laquelle une femme venait de mettre au monde un bébé, ces paroles d’une responsable à bord, presque irréelles à 2h du matin : "On nous signale au moins six personnes mortes sur ce bateau, si tu ne te sens pas d’aller sur le semi-rigide, tu nous dis".

Finalement, les survivants n’ont pas eu de chance. les garde-côtes libyens sont arrivés avant et ont ramené tous ces migrants dans le pays qu’ils fuyaient. (...)

croiser, au milieu de nulle part, le regard de ces personnes entassées qui ont pris la mer au péril de leur vie, voir ces visages apeurés s’illuminer en apercevant les secours, cela reste une expérience humaine renversante. (...)

Les jours suivants ont surtout été l’occasion d’apprendre à connaître ces 117 hommes et une femme qui racontent avoir préféré une mort probable en mer plutôt qu’une mort certaine en Libye. (...)

Il s’agissait, en grande majorité de Pakistanais et de Bangladais ainsi que des Africains subsahariens, qui ont en commun d’avoir vécu les pires sévices en Libye.

Poser des questions et, il faut bien l’admettre, essayer de répondre à beaucoup d’autres : comment cela va-t-il se passer pour nous ? Quel pays va nous accueillir ? Est-ce qu’on pourra travailler ? Essayer car, toute vérité n’étant pas bonne à dire, je ne voyais pas l’intérêt, à pareil moment, d’ergoter sur la difficulté des parcours d’intégration, les campements insalubres dans lesquels se regroupent par centaines, voire milliers, les migrants et réfugiés en France. (...)

Les mesures sanitaires liées au coronavirus peuvent aussi créer des barrières : après un passage prolongé sur le pont, les humanitaires et moi devions prendre une douche dans un sas de décontamination délimité par des bâches bleues et tout désinfecter – y compris la semelle des chaussures et jusqu’au stylo – au chlore, avant de rentrer à l’intérieur du bateau, où se trouvait ma minuscule cabine-bureau. Drôle de sensation, que de se laver après avoir interviewé quelqu’un… Au bout de quelques jours, l’anxiété des rescaptés émanait surtout de l’impossibilité de prévenir la famille que l’on a échappé à la mort, ni en téléphonant, en haute mer, ni en passant par le réseau wifi du bateau.

Il arrivait régulièrement que certains me griffonnent le numéro ou le compte Facebook d’un parent pour que je les prévienne qu’ils sont en vie, où qu’ils s’agacent car avec mon calepin, je ne pouvais pas les faire passer en direct à la télévision... (...)

Le 30 juin, deux nouveaux sauvetages. Les migrants, accoudés sur le pont, applaudissent les opérations. Ils étaient à la place des naufragés, cinq jours plus tôt. Est-ce cette série d’opérations qui a enrayé la machine ? Le deuxième sauvetage s’est déroulé de nuit, sur une mer de vinyle noire. L’œil devait s’habituer à l’obscurité complète, donc sans lampe frontale ni flash sur le téléphone.

L’objectif, retrouver une embarcation en bois, dont le signalement par les autorités maritimes maltaises venait de tomber. Au bout de trente minutes apparaissent les visages de seize Tunisiens, dont une femme et quatre mineurs, qui avaient quitté leur ville côtière de Zarzis la veille et qui se trouvaient désormais à 74 kilomètres de l’île italienne de Lampedusa. (...)

Ces passagers, les seuls à n’avoir pas fui la Libye, ont-ils saisi les enjeux de leur décision ? Ils expliqueront plus tard que non. (...)

Pour moi, la question se pose en ces termes : quelle place accorder dans mes articles à cette minorité bruyante dont les menaces ne m’ont jamais semblé dépasser le coup de bluff ? Dans un communiqué vendredi 3 juillet annonçant l’état d’urgence à bord – sans conséquence concrète -, SOS Méditerranée recensait six tentatives de suicide, en comptabilisant par exemple comme l’une d’elle le fait qu’un homme a couru deux pas sur le pont en menaçant de sauter.

Aucune menace n’a jamais été dirigée contre moi et je pouvais continuer à faire mon travail, en donnant la parole à toutes les personnes présentes. Pourquoi choisir l’une plutôt que l’autre ? Sur quelle base ? D’où qu’ils viennent, et quelles que soient leurs motivations, ne se sont-ils pas, au bout du compte, retrouvés dans la même situation ?

J’ai décidé de raconter ce quotidien fait de coups de sang, tantôt tendu tantôt extrêmement calme, quasi-schizophrénique en détaillant chaque morceau de ce drôle de puzzle, sans y ajouter de commentaire.

D’une part des membres de SOS Méditerranée usés par une présence renforcée sur le pont, que l’on retrouvait en pleurs dans les arcanes du navire, ou les yeux cernés, à se demander comment des personnes qu’ils avaient secourues pouvaient désormais les menacer physiquement. L’un d’eux, les yeux injectés de sang par manque de sommeil, m’a entraîné dans une salle des machines assourdissantes comme pour se confesser : "C’est sûr que c’est comme le reste de l’humanité, il y a des gens bien et des gros cons. Mais je suis en train de perdre foi en l’humain". Publiquement, l’ONG a toujours soigné ses mots, évoquant la “détresse psychologique aiguë” des personnes à bord. De l’autre, des migrants qui, pour une écrasante majorité, attendaient calmement mais dont certains pouvaient se laisser aller à un jeu de la concurrence dans l’exil. (...)

Qui est un "vrai réfugié" et qui est un "opportuniste", pointait du doigt un Bangladais, en distribuant les bons points. La lutte contre le racisme, aussi, a fait une surprenante apparition sur ce pont où les Noirs-Africains, qui restaient assis toute la journée à bavarder, ont placardé une affiche "Black Lives Matter".

Mais ce qui reste, profondément, de cette dizaine de jours de cohabitation, c’est la dignité avec laquelle tous ceux qui racontent avoir vécu le pire en Libye - torture, esclavage.. - font face à leur passé et regardent l’avenir.

Mélange de résilience, de pardon, et de rage de vivre : d’une certaine façon, de foi en l’homme. J’ai été marqué par la force de ces jeunes hommes qui peuvent vous raconter, presque en s’excusant de vous ennuyer avec leurs propos, qu’ils ont été battus jusqu’à l’évanouissement tant que leur famille ne versait pas de rançon pour les libérer ou qu’ils « mourraient tous les jours en Libye » (...)

Comme Peter Enyinnaya, Nigérian qui a été enlevé, torturé, extorqué, laissé pour mort… et qui se retrouve, assis sans un mot, sur ce bateau, pour tenter de retrouver, en Italie, sa fille prénommée Miracle. Demandez-lui comment il a pu traverser tout cela. Il vous répondra tout simplement : « Parce que j’ai un but. Je sais où je vais ». (...)

Face à ces destins, un goût d’injustice finit fatalement par vous envahir. Pourquoi certaines personnes, y compris moi, peuvent voyager ou migrer librement tandis que d’autres doivent risquer leur vie ?

Finalement, entre la déclaration d’état d’urgence et le débarquement trois jours plus tard en Sicile, les tensions avaient quasiment disparu, avec l’assurance d’un débarquement imminent en Italie.

L’Ocean Viking, lui, a été placé en quarantaine par les autorités italiennes. A bord du bateau-ambulance, les marins en ont profité, dès le premier jour, pour entreprendre un grand nettoyage du pont, à coups de lances à incendie. (...)