
Une apologie des oisifs de Robert Louis Stevenson, Éloge de l’oisiveté de Bertrand Russell, Le Droit à la paresse de Paul Lafargue, Du sommeil et autres joies déraisonnables de Jacqueline Kelen, Aspects du paradis de Séverine Auffret, L’An 01 de Gébé, Le Livre des plaisirs de Raoul Vaneigem, Le Livre du thé d’Okakura Kakuzo, Oblomov d’Ivan Gontcharov... Au fil des années, j’ai lu à peu près tout ce qui me tombait sous la main sur la paresse, l’oisiveté et, plus généralement, toutes les critiques de notre mode de vie aberrant, de notre conception totalement à côté de la plaque de ce que sont la vie, le temps, le travail, etc. Il y a un plaisir à baigner dans ce genre de propos, à s’en imprégner, à voir les mêmes idées reformulées de mille manières différentes qui y ajoutent chacune une nuance, une lueur supplémentaire de lucidité libératrice.
Dernière lecture en date dans cette veine : L’Art d’être oisif dans un monde de dingue [1], de Tom Hodgkinson
« Le capitalisme a promu l’emploi comme une religion, et le socialisme... également, malheureusement. » Manière de rappeler qu’aucune force politique ne porte aujourd’hui une critique de la religion du travail, alors même que ses ravages sont de plus en plus grands, autant chez ceux qui gagnent bien leur vie que chez ceux qui la gagnent très mal ou pas du tout. Cette religion nous amène à la fois à nous détruire nous-mêmes par la suractivité, la souffrance et l’aliénation, et à détruire notre milieu vital par la surproduction — mais aussi, pour ceux qui peuvent s’y adonner, par le tourisme, ce gigantesque exutoire collectif à des vies invivables [2].
« L’action est simplement le refuge des gens qui n’ont rien à faire »
(Oscar Wilde)
« vous ne verrez jamais un article de journal intitulé : “Tout sur les intuitions spirituelles et les moments de vraie joie des esclaves salariés plongés dans le sommeil lorsqu’ils sont confinés au lit” ».(...)
Visiblement, l’oisiveté n’est pas une affaire de gonzesse
Ma lecture a cependant été largement gâchée par le sentiment d’être une intruse dans la grande fête de l’oisiveté couillue orchestrée par Hodgkinson. Il y a sans doute eu une époque de ma vie où j’aurais à peine ressenti une légère gêne en lisant ce genre de livre qui me signifie à chaque page, ou presque, qu’il ne s’adresse pas à moi ; aujourd’hui, ça m’exaspère. Ça me casse sérieusement les ovaires. J’ai l’impression de voir l’auteur me faire des bras d’honneur à répétition. Tous les paresseux que cite Hodgkinson sont des figures masculines (...)
Deux rôles féminins possibles : instrument de plaisir muet ou harpie gardienne de l’ordre social (...)
La harpie, elle, apparaît aussi quand il est question des sorties au pub : « Monsieur appelle sa femme pour s’excuser de son retard, la femme appelant monsieur sur son portable pour savoir où il est (ou réciproquement). » Ce « ou réciproquement » maladroit semble avoir été ajouté après coup, à la hâte, comme sous l’effet d’une vague mauvaise conscience — ou sur la suggestion d’une relectrice ou d’un relecteur un peu lucide ? Quoi qu’il en soit, l’hypothèse d’une femme qui s’amuse au pub en retardant le moment de rentrer retrouver son compagnon à la maison a peu de poids quand, juste après, Hodgkinson cite ce poème de Robert Burns : « Pendant que nous restons assis devant nos chopes, / Nous soûlant de bonheur et d’ale forte, / Nous oublions les longs miles écossais restant à faire, / Les marais, les ruisseaux, les ravins, les barrières / Qu’il faudra traverser avant d’être chez nous, / Où, sur leurs chaises, les femmes font longue figure / Et froncent des sourcils aussi noirs que l’orage, / Et tiennent bien au chaud leur rage. » Pour l’épouse, c’est la double peine : non seulement elle se coltine l’essentiel des tâches domestiques et éducatives, mais son compagnon la disqualifie parce qu’il la trouve revêche et pas très sexy ni très fantaisiste. Les bonnes femmes, décidément...
Cependant, c’est surtout le tabac qui suscite l’ire de ces dragons femelles. (...)
comme l’a écrit Rudyard Kipling, « une femme est seulement une femme, mais un bon cigare c’est tout un arôme ». Apparemment, la misogynie fait partie intégrante de la panoplie de l’« oisif », qui, ici, tend à devenir à mes yeux fortement synonyme de « connard ». Renseignements pris, Hodgkinson assume : en 2014, il a raconté dans The Independent comment, élevé par une mère féministe, il est par la suite « revenu aux stéréotypes de genre ». On s’en doutait un peu. Il y est même tellement revenu que, à en croire une lectrice, dans son manuel pour apprendre à être un « parent oisif » (The Idle Parent, non traduit), « quand il vante les vertus d’une de ses idées éducatives, il a tendance à dire “il” [en parlant de l’enfant], et quand il se plaint que les enfants sont difficiles, il a tendance à dire “elle” ». Sympa. (...)
Tom Hodgkinson a 50 ans, ce qui est relativement jeune, et cette pensée me déprime. Bien sûr, il n’a inventé ni cette mise au ban des femmes, ni cette manière de les catégoriser — la petite pépée contre la bobonne emmerdante : elles caractérisent aussi toute une veine libertaire et artistique française. Mais j’aurais voulu pouvoir croire que ce travers était l’apanage des vieilles générations (...)
ce qui semble surtout intéresser Hodgkinson dans le « sexe paresseux », c’est la possibilité de ne pas se soucier du plaisir de sa partenaire. Plutôt que L’Oisif, il aurait peut-être dû intituler son magazine Le Butor ? (...)
lorsque les magazines incitent leurs lectrices à « prendre du temps pour elles », il y a encore une arnaque, comme le fait remarquer Titiou Lecoq dans Libérées [6] : « Le temps pour soi n’est jamais du temps purement égoïste, de la vraie glande. On ne nous dit pas de rester sous la couette à regarder le plafond. Ou de mettre de la musique et de danser toute seule. Ou de se masturber. Bref, un moment consacré à quelque chose hors de toute contrainte qui ne réponde à aucune visée utilitariste. Les suggestions sont plutôt de s’enfermer dans la salle de bains pour prendre un bain, s’enduire de crème hydratante, faire un masque, aller dans un institut essayer le nouveau peeling miraculeux. Il ne s’agit pas de vrais moments pour soi, mais de temps passé à répondre à d’autres impératifs modernes : être belle, avoir une jolie peau, un ventre plat, des fesses fermes. » (...)
Défendre son corps et imposer la notion de consentement, oui. Mais aussi affirmer son désir, reprendre l’hédonisme — dans sa dimension politique ou individualiste — à une certaine tradition masculine qui l’a confisqué, réclamer le droit de contribuer à façonner le monde de fantasmes, d’images et de récits dans lequel nous baignons ; se placer enfin au centre du paysage du plaisir, sexuel ou pas. Beau programme, non ?