
La découverte de dysfonctionnements dans la protection de l’enfance a suscité dans les medias nombre de réactions, partiale dans le documentaire de FR3, partielle ou subjective dans les commentaires sur les dérives observées, en passant par l’ignorance de cette actualité. Différentes postures qui ont en commun une forme de hors-sol, apparenté à l’entre-soi dont procède la maltraitance.
Il faut toutefois leur reconnaître d’occuper une place laissée vacante dans l’espace public, pour donner l’occasion d’en parler. C’est en effet l’absence de position de la rédaction de Mediapart qui m’a inspirée ce billet, dans la foulée d’une réaction à l’Hebdo du Club # 45 : résistances ! :
« Je salue l’équipe de Mediapart et les abonnés du Club pour le travail d’information et de réflexion sur ces sujets qui, comme rarement, ont occupé le devant de la scène sociale et politique.
(…) Dans ce traitement remarquable de l’actualité, un regret : la non prise en compte par la rédaction de Mediapart du scandale de la Protection de l’enfance mis en lumière par le documentaire de Sylvain Louvet « Enfants placés, les sacrifiés de la République » dans l’émission Pièces à conviction de FR3 du 16 janvier.
J’y suis allé de ma plume dans https://blogs.mediapart.fr/charles-segalen/blog/260119/enfants-en-danger-et-sans-voix
Puis, étonné de ne rien voir venir de la rédaction de Mediapart, me suis fendu de deux appels du pied https://blogs.mediapart.fr/charles-segalen/blog/290119/protection-de-lenfance-mediapart-ou-es-tu et https://blogs.mediapart.fr/charles-segalen/blog/300119/mediapart-sans-voix ce dernier amenant Guillaume Alexandre à me répondre aimablement, pour me laisser toutefois sur ma faim.
J’ai espéré que la création dans l’émotion du moment d’un secrétariat d’Etat à la protection de l’enfance vous permettrait de rattraper le coche. Las !
Car l’affaire de ces enfants tardivement ou pas du tout pris en charge, maltraités, abusés dans l’institution qui les accueille et s’il faut se garder de généraliser, va au-delà de ce qui est dénoncé de l’ établissement de Gironde. C’est un processus de délitement de la protection de l’enfance engagé depuis sa réforme de 2007, observable peu à peu, à des degrés divers, pas toujours reconnu comme tel ou pas encore révélé.
Au nom de cette réforme, combien d’enfants sont remisés dans des dispositifs d’aide fondés sur l’adhésion surfaite des parents, combien bénéficient tardivement d’une prise en charge alternative pour présenter, trop nombreux, des difficultés insurmontables pour les établissements ou les familles d’accueil ; combien de personnels qualifiés s’y épuisent pour laisser place à des gens non formés ; qu’ont enduré ces enfants sans que cela se sache, avant de devenir des Marina https://blogs.mediapart.fr/charles-segalen/blog/210712/marina-la-reforme-de-la-protection-de-lenfance-en-question et https://blogs.mediapart.fr/charles-segalen/blog/110714/les-comptes-de-campagne-de-la-protection-de-lenfance [1].
Ou des Inaya https://www.liberation.fr/france/2015/11/03/inaya-l-enfant-que-personne-n-a-vue_1410982
Ils viennent déjà pour la plupart de milieux défavorisés, doivent-ils souffrir en plus de ne point porter de gilets jaunes ?
J’imagine qu’il n’est pas simple pour un média généraliste de s’approprier un tel sujet. C’est du travail. D’autres l’ont fait comme Ondine Millot pour Libération au moment de l’affaire Marina https://www.liberation.fr/societe/2013/02/12/la-protection-de-l-enfance-parent-pauvre-des-politiques_881432
Puisse Mediapart s’y mettre à son tour et profiter au besoin des abonnés qui y ont bossé des années. »
Pour aborder ces dysfonctionnements plus structurels que conjoncturels il convient, d’une part, de les situer dans le paysage sociopolitique qui leur a donné le jour. (...)
il n’est pas d’évaluation des pratiques - ce que convoque cette actualité - sans évaluation au même moment, au même endroit et par les mêmes personnes, des pratiques professionnelles, des pratiques institutionnelles et des pratiques politiques. Pour le faire savoir. Ce qui revient à se réapproprier une expertise passée des mains des professionnels à celles des politiques, l’individualisation des problématiques - credo libéral - aidant, pour générer et servir ce « pouvoir supposé savoir » dont parle Yves Charles Zarka [2].
L’individualisation des problématiques conduit à voir dans ces dysfonctionnements privés de l’ombre qui les abritait, les égarements de tel établissement, les insuffisances de tel département, les soucis de tel tribunal pour enfants. A y voir une conjoncture malheureuse, à indiquer des remèdes à la sauce « résilience » de Boris Cyrulnik (dépêché sur le plateau de FR3), concept aussi touchant qu’accréditant dans le contexte l’entre-soi libéral.
C’est le même entre-soi libéral qui fera dire à Philippe Bas, ministre délégué à la Famille et porteur de la réforme de 2007 : « L’opposition entre droits des parents et droits de l’enfant est stérile », pour faire écho à Ségolène Royal, titulaire de la même charge, annonçant en 2000 son plan de réforme de l’ASE : « Il est vain d’opposer droit de l’enfant et des parents, sauf cas de délit, crime, abus sexuels ». Sachant que c’est ce conflit d’intérêt possible qui, le cas échéant, motive l’intervention du juge pour enfants et que ces dernières catégories ne représentent qu’un tiers des saisines au civil…
Il convient de ne plus opposer l’intérêt de l’enfant et celui des parents, au nom de la Famille. Comme, dans la réforme du code du travail à venir, de ne plus opposer l’intérêt de l’employé et celui de l’employeur, au nom de l’Entreprise…
Cette dilution de l’intérêt de l’enfant dans celui de la Famille - cette substitution à l’Etat social de la Famille providence - entend poser désormais la protection en termes d’offre et de demande. Pour dissoudre le danger dans le marché ! L’opération a moins pour objet de sortir du prétendu flou de la notion de danger - autre leitmotiv de la réforme - que d’obtenir que l’économique et l’idéologique s’y ‘‘floutent’’ mutuellement.
C’est peu à peu et sans que les professionnels, confrontés aux situations au cas par cas, n’en mesurent forcément l’enjeu général, sans non plus tenter d’y résister et parvenir, pour partie, à le contenir que ce délitement, pareil au syndrome de la grenouille dans le bac d’eau chaude, fait aujourd’hui irruption dans le réel. (...)
Une fois les choses dites, plus rien ne se passe exactement comme si elles ne l’avaient pas été. Ce n’est pas Médiapart avec l’affaire Benalla, remarquablement sortie de l’entre-soi, qui le contredira !