
Réforme des retraites, réforme du Bac, rétention des copies, des notes, blocages de lycées, salles de classes retournées, police devant les établissements, élèves en garde à vue. Il se passe beaucoup de choses à l’éducation nationale en ce moment. Pour y voir plus clair, nous nous sommes entretenus avec Laurence De Cock, enseignante, qui propose de « redonner ses titres de noblesse à une réappropriation politique de l’école ».
Nous avons encore en tête le mouvement des professeurs contre la réforme du Baccalauréat qui en juin dernier avait perturbé les épreuves et plus particulièrement bloqué les corrections de copies. Depuis le 20 janvier et le début des nouvelles épreuves de contrôle continu (E3C), cet élan de protestation contre la réforme Blanquer a repris dans de nombreux lycées et l’on peut constater que ce ne sont plus seulement les professeurs qui se mobilisent mais aussi les lycéens qui bloquent leurs lycées ou foutent en l’air leurs salles de classe. Néanmoins, cette mobilisation se trouvant enchâssée dans celle contre la réforme des retraites qui mobilise simultanément beaucoup le corps enseignant, nous aimerions comprendre avec vous pourquoi le mouvement a pris dans l’éducation nationale, et ce qui se joue particulièrement autour de cette réforme du bac. (...)
C’est toujours difficile d’identifier exactement quelle étincelle met le feu aux poudres. D’abord il y a la nature particulière du terrain, déterminante pour saisir ce qui se joue derrière une révolte (appelons-la comme ça pour le moment). Ici, celui de l’éducation nationale est formé de couches successives d’humiliations. Cela faisait pas mal de temps qu’il était plutôt en friches sur le plan des mobilisations, pour pas mal de raisons, et en particulier depuis le dernier grand mouvement de 2003 où certains enseignants ont perdu près d’un mois de salaire pour rien. Il se murmure désormais dans les salles des profs que la grève (perlée) est inutile, qu’elle est un moyen dépassé des syndicats en perte de vitesse. C’est un phénomène comparable à d’autres corps de métiers évidemment mais qui, compte-tenu de la tradition syndicale de celui-ci, a eu des effets encore plus paralysants. Puis depuis quelques années est arrivée une nouvelle génération d’enseignants post-2003. Ils et elles sont trentenaires, parfois très diplômés, certains auraient dû entrer à l’université si elle n’était pas fermée. Ils sont nommés souvent dans des quartiers très difficiles (comme en Seine Saint-Denis) et ont pris le métier au sérieux y compris dans sa dimension militante. Syndiqués ou non, ce sont des gens qui ne s’en laissent pas compter, peu impressionnables par la hiérarchie, et suffisamment fougueux pour réanimer l’engagement des profs. Je pense que ce groupe générationnel a donné du courage à quelques désabusés et c’est ce qui a permis le dernier mouvement radical en effet au moment du Bac en juin dernier. Les couches d’humiliations successives sont à la fois le produit d’un calendrier de réformes incessantes, intempestives mais aussi du cumul de facteurs plus localisés (...)
Le vent est peut-être en train de tourner. Il y a un jeu d’échelles qui a joué en faveur du mouvement actuel : la réforme des retraites d’abord, une sorte de coup de grâce qui revenait à dire « On s’est bien foutus de vous, on vous a fait croire que l’un des intérêts de ce métier c’est de partir avec un niveau de pension assez haut même si vous en avez chié toute votre carrière, ben en fait non » ; la radicalité du mouvement porté par les cheminots le 5 décembre qui a fait prendre conscience que les colères étaient partagées et qu’il était possible de s’organiser, puis là-dessus, la mise en place d’un Bac d’un type nouveau à organiser de bout en bout, c’est-à-dire du travail en plus, non rémunéré (l’annonce a été délétère en plein mouvement) et que l’on sait préjudiciable aux élèves. Car ce qui se joue derrière la réforme du Bac, c’est la nature même de l’école publique, et c’est aussi ce qui fédère des enseignants très divisés politiquement mais avec le service public chevillé au corps. Ce nouveau Bac, je vais l’expliquer plus loin, est une sorte de coup de grâce sur ce qui pouvait rester de commun dans le cycle lycée, à savoir un examen d’entrée dans le supérieur, relégué en fin de cycle, proposé de manière égalitaire à tous les élèves, et venant boucler le cycle secondaire. Il y avait plein de faux-semblants, de faiblesses, de choses à revoir, mais enfin se débarrasser totalement de la machine plutôt qu’essayer de la réparer avec celles et ceux qui la connaissent le mieux, c’est le réflexe typique du manager ambitieux et prétentieux qui pense que le monde se construit dans les salons des grandes écoles et des hôtels particuliers. (...)
Les réformes de l’éducation nationale intéressent peu de monde en dehors des profs parce qu’on les dit souvent trop techniques. On y trouve peu de prise à un article à sensation, on pique du nez dès que le copain prof essaie de les expliquer, on maintient le sourire poli et faussement complice avant de se risquer à l’analyse de haut vol « oui enfin les profs sont traditionnellement opposés à toute réforme non ? », et de conclure la conversation par une bon vieux « de mon temps » digne d’une séance de projection de diapositives. Et de fait, il est difficile d’imaginer un quelconque ferment révolutionnaire dans la grammaire des EPI, TPE, UPE2A, AESH, SCCCC (oui ça existe), et désormais les E3C qui évoquent davantage le nom d’un nouveau colorant chimique qu’une réforme de l’école. On n’a pas de bol, les universitaires ont réussi à transformer leur LPPR en « lèpre » mais pour le secondaire c’est plus compliqué (...)
Je vais donc essayer de dire les choses très simplement en partant de la fin. (...)
Si on met tous les effets bout à bout on a à la fois la disparition d’un examen national (ça on peut le discuter, pourquoi pas, c’est un sujet sérieux) mais surtout son remplacement par une succession d’examens qui opèrent à chaque étape un tri social supplémentaire. C’est exactement ça qui se joue en ce moment : la demande légitime des lycéens de ne pas stresser en continu pendant deux ans face à cette évaluationnite aigüe, le droit de se planter d’orientation (à un âge où on est plutôt désorienté) sans que cela ferme les portes des études supérieures, la volonté d’être à égalité de traitement avec les autres lycéens dans ses choix d’études supérieures.
Du côté des élèves, il semblerait que la forme la plus évidente de la contestation consiste tout simplement à ne pas se rendre aux épreuves et à bloquer les établissements. Pour les professeurs, le panel d’interventions semble un peu plus complexe et comporter plusieurs choix d’orientation (...)
Il y a en effet toute une gamme de gestes de contestations. Certains sont assez traditionnels : le boycott, le blocage (on bloque les lycées depuis le XIXe siècle, et de manière autrement plus violente), les grèves. D’autres s’inventent en ce moment, souvent au miroir des autres foyers de mobilisations d’ailleurs : les jets de manuels scolaires usagés si décriés sont une manière de renvoyer l’éducation nationale à ses contradictions et de signifier en creux la dénaturation d’un métier. Ce sont les décideurs politiques qui pilonnent les manuels scolaires en vantant le tout numérique ; ils ont beau jeu ensuite de crier à l’autodafé. Les flashmobs, les occupations de locaux, tout cela relève à la fois de la bataille de l’image (tentatives d’alerter au-delà du cercle des enseignants) mais aussi de la réappropriation de la dimension collective du métier. Certains aujourd’hui réfléchissent à d’autres pistes : comment rendre les résultats des E3C illisibles donc inutilisables dans une perspective de tri ? C’est-à-dire comment démonétiser la note qui, après tout, n’est que la monnaie d’échange de l’éducation nationale ?
Il y a un phénomène actuel de tâtonnements, d’improvisations, d’expérimentations qui rencontre un répertoire d’action plus traditionnel. Cela se lit aussi dans les articulations en cours entre les syndicats traditionnels et les collectifs plus spontanés et moins centralisés (...)
le levier ministériel reste le même, c’est le discours de la prise d’otages, mais on a bien vu comment il a cessé totalement de fonctionner pendant la grève des transports. C’était d’ailleurs assez grotesque de voir les journalistes courir partout pour trouver dans les gares des voyageurs pas contents, sans succès. Dans l’éducation nationale, n’importe quel évènement peut faire changer un parent d’avis : son enfant gazé devant le lycée par la police ou mis en garde à vue par exemple… La mère, Stéphanie, d’un lycéen de Ravel arrêté vendredi 31 janvier a été interviewée par Taha Bouhafs ; en substance elle raconte à quel point d’une minute à l’autre sa vie bascule. (...)
La répression actuelle d’une dureté inouïe fabrique paradoxalement des citoyens savants en les contraignant à la résistance. (...)
Ce que beaucoup vont mesurer, c’est que leur protection passe par l’anticipation de la résistance ou de la riposte. (...)
Je pense qu’il s’agit désormais (et je n’ai jamais vu ça) pour beaucoup d’un enjeu de survie. Je rappelle à ce sujet que des collègues se tuent sur leurs lieux de travail. Le symbole est terrible et il viendra forcément un moment où plus personne ne pourra se protéger par le déni. (...)