
En novembre 2019, des dizaines de milliers de personnes sont descendues dans plus de 100 villes d’Iran, cinq jours durant. Le soulèvement répondait à la brusque augmentation du prix du carburant, qui avait triplé : une politique recommandée par le FMI. Les dépossédés ont organisé des occupations de zones locales, construit des barricades, incendié plusieurs banques et se sont défendus du mieux qu’ils pouvaient contre un appareil d’État particulièrement brutal. Internet coupé, les Gardiens de la Révolution et la police ont ainsi tué entre 304 à 1 500 personnes, selon les chiffres disponibles1. Des milliers de militants, d’activistes et de personnes « ordinaires » ont été arrêtés pendant et après le soulèvement ; certains ont été torturés, condamnés à de longues peines, voire exécutés. Afin de commémorer le premier anniversaire du soulèvement de novembre, Collective 98 — un collectif anticapitaliste et internationaliste majoritairement composé de militants kurdes iraniens — nous a envoyé ce texte : une adresse à cette frange de la gauche radicale occidentale qui, sensible au discours « anti-impérialiste » de la République islamique d’Iran, ferme les yeux sur son caractère répressif.
« Nous protestons contre des problèmes qui font partie d’un système global. Nous avons atteint un niveau de crise tel que le système ne peut plus les contenir », a dit un manifestant au milieu du soulèvement chilien. La même chose peut être dite par celles et ceux qui sont sortis des profondeurs de l’enfer social, en Iran : ils en avaient assez de la République islamique dans son ensemble. À l’instar des prolétaires qui ont façonné la vague mondiale des luttes en 2018–2019 — en Algérie, au Liban, au Soudan, au Chili ou encore en France avec les gilets jaunes —, celles et ceux qui ont participé au soulèvement iranien de novembre sont parvenus à la conclusion que leur avenir dépend de la mise à bas d’un système qui se reproduit par l’exploitation, la pauvreté de masse et la marchandisation des moyens de vie les plus élémentaires. Ceci posé, la crise à laquelle la République islamique d’Iran se voit actuellement confrontée ne peut être simplement attribuée à une « crise de légitimité ». Les sanctions étasuniennes n’en sont pas non plus l’unique cause. Il s’agit plutôt d’une crise de « gouvernementalité », c’est-à-dire d’une crise socio-économique, politique et idéologique — aggravée par les conséquences du réchauffement climatique et la crise épidémiologique du Covid-192.
La République islamique d’Iran ne peut que recourir à la violence pour faire taire les millions de personnes privées de droits démocratiques fondamentaux et des moyens élémentaires de reproduction sociale (logement, santé, éducation, emploi, air respirable, eau potable…). La répression brutale du soulèvement de novembre 2019 a mis en lumière à la fois la profondeur de la crise et le degré de radicalisation de la jeunesse, dont l’existence sociale est devenue de plus en plus insupportable. Dans certaines villes, et en particulier celles habitées par des « minorités » ethniques racialisées telles que les Arabes ou les Kurdes, les chars du gouvernement ont roulé dans les rues tandis que les forces gouvernementales affiliées utilisaient des mitrailleuses lourdes de type DShk3.
Bien que la République islamique d’Iran tire son origine de la violence inhérente à tout projet de gouvernement et continue de dépendre structurellement de la violence propre à tout régime autoritaire, la répression du soulèvement de novembre s’est avérée aussi choquante que sans précédent — du moins, depuis la consolidation complète du pouvoir à la suite de la guerre Iran-Irak en 1988. Au regard de la nature inédite de cette violence étatique, la situation actuelle ressemble de plus en plus aux premiers temps de la République islamique d’Iran (1979–1988) : la violence d’État systématique était alors utilisée comme moyen d’établir le régime. (...)
La révolution ne sera pas télévisée
La République islamique d’Iran fait l’objet de soulèvements massifs à un rythme chronique — chaque mobilisation s’avouant plus conflictuelle que la précédente. (...)
Malheureusement, les effets écrasants de la crise et la subjectivité politique des opprimés sont sous-représentés, ou mal représentés, dans les médias — notamment occidentaux. En ce qui concerne l’action politique, ce n’est qu’à travers la figure de l’activiste des droits de l’Homme que les récits de subjectivités politiques y trouvent leur chemin. Pendant ce temps, les médias mainstream déforment bien souvent la crise en la présentant comme le produit des sanctions étasuniennes ; en réalité, en Iran, le néolibéralisme est structuré par la corruption systématique de son oligarchie dirigeante « rentière » ainsi que par l’intégration de son économie au capitalisme mondial. Cela ne veut pas dire que les sanctions économiques imposées aient été insignifiantes, ni qu’il faille sous-estimer leurs effets extrêmement destructeurs et négatifs sur des millions de vies en Iran : au contraire. L’ensemble actuel de sanctions économiques a non seulement privé les gens de l’accès aux médicaments de base pour les maladies chroniques, mais également contribué efficacement à la dépression croissante du rial [monnaie iranienne, ndlr] sur le marché mondial. Les sanctions économiques ont sans conteste intensifié la crise, mais elles ne peuvent être considérées comme sa condition fondamentale et sa cause ultime. (...)
Les pseudo-anti-impérialistes de gauche ferment les yeux sur la répression politique et la dépossession des peuples à l’intérieur de l’Iran, ou bien ils reconnaissent les problèmes « internes » mais les minimisent activement en soutenant que « l’axe de la résistance » [l’axe Iran-Irak-Syrie-Hezbollah, ndlr] a la « priorité » sur les antagonismes « internes » en Iran — comme si la République islamique d’Iran était une véritable force anti-impérialiste6… Ces pseudo-anti-impérialistes formulent le problème de façon faussement binaire : soit nous devons choisir le camp de l’Iran, d’Assad, du Hezbollah et de la Russie-Chine, soit nous sommes confrontés à l’Empire global des États-Unis et de ses alliés. Ils passent sous silence les interventions de la République islamique d’Iran en Irak, au Liban, en Palestine, en Syrie et au Yémen, qu’elles soient directes ou indirectes, à travers son soutien militaire, économique et idéologico-politique aux forces réactionnaires — telles que les Hachd al-Chaabi [milices irakiennes à majorité chiite, ndlr], le Hezbollah, le Hamas, Assad et les Houthis [mouvement armé yéménite, ndlr]. Les pseudo-anti-impérialistes s’opposent à l’impérialisme américain en défendant sans position critique les interventions régionales de la République islamique d’Iran.
Il ne s’agit pas de « choisir » entre deux monstres, mais bien plutôt de trouver une « troisième voie » à même de dépasser ce faux dualisme. La révolution d’octobre en Irak et les luttes actuelles en Iran ouvrent la voie à une telle alternative, en rejetant à la fois la République islamique d’Iran et ses mercenaires, d’une part, et les États-Unis, de l’autre. Si la gauche croit en l’internationalisme, alors le masque « anti-impérialiste » doit être ôté du visage de la République islamique d’Iran. Cela peut être fait en portant la voix des luttes à l’intérieur de l’Iran et en dénonçant les atrocités du régime dans la région, et en s’opposant, simultanément, à l’impérialisme mondial des États-Unis, de la Chine et de la Russie.