
« Je m’appelle Hakim1. Je suis SDF. Je suis un biffin2, comme on dit, “les biffins” : je ramasse dans les poubelles et je vends ce que les Parisiens ont jeté, pour subvenir à mes besoins parce que le RMI [revenu minimum d’insertion], ça me suffit pas… » (...)
« J’habite le long du périph’ dans un campement… On nous a promis un relogement et… on voit rien venir… »
Depuis l’estrade où il se tient, il fixe quelqu’un parmi l’auditoire, face à lui dans les premiers rangs, le maire probablement. « Y’a deux papis qui vont pas passer l’hiver. » Sa voix tremble. « Euh… Quoi d’autre ? J’ai pas mangé depuis cinq jours. Je tombe dans un alcoolisme chronique à cause de tous ces problèmes qui me tombent dessus. » Silence dans la salle. « Y’a une association des biffins : Sauve-Qui-Peut… » Il sourit, il répète : « Sauve-Qui-Peut », et puis recouvre son sérieux. « Faudrait traiter le problème là où il est, trouver une solution pour tous ces gens qui font de la récupération en revendant ce qu’ils ont trouvé dans les poubelles. » Les applaudissements commencent, se suspendent un instant… « S’il vous plaît… Merci. »
Au départ était leur combat
Ils sont des milliers à Paris. Toujours plus nombreux depuis la crise des années 1980, à mesure que celles des années 2000 ont laissé encore davantage de travailleurs sans travail et de retraités sans assez pour vivre. Toujours plus nombreux aussi depuis le durcissement des politiques migratoires, amorcé dans le cours des années 1970 et depuis toujours renforcé, laissant quant à lui nombre d’immigrés sans papiers et partant sans autres ressources que celles de l’économie informelle. Dans les poubelles de la capitale, ils récupèrent des objets qu’ils vendent, pour l’essentiel, à sa périphérie : aux portes de Paris où se situe la clientèle et dans le prolongement des marchés aux puces établis. (...)
Chaque jour et plusieurs fois par jour, la police arrivait pour les déloger, parfois pour les verbaliser, souvent pour confisquer puis détruire leur marchandise dans la benne broyeuse louée à cet effet par la municipalité.
À en croire les témoignages, la répression s’était accrue ces dernières années, tant et si bien qu’avec le soutien d’un petit groupe de riverains, quelques-uns de ces marchands s’étaient montés en association pour s’opposer à l’interdit policier et demander à la mairie la légalisation de leur activité. À mon arrivée en mai 2009, l’association Sauve-Qui-Peut existait depuis trois ans, et depuis deux manifestait très régulièrement.
Comme je m’intéressais aux résistances populaires, j’avais eu vent de leur mouvement et m’étais rendue au marché pour les rencontrer. J’assistais aux réunions, participais aux manifestations. « Les biffins sont des gens courageux », s’époumonait Ben dans le mégaphone, « et loin des clichés qu’on leur attribue. Leur seul crime est d’être pauvre et dans le besoin ». (...)
À l’heure où les discours de la reconnaissance fleurissent et prolifèrent, qui bien souvent se bornent à vanter les vertus d’une « diversité » qu’il faudrait célébrer, de quelle reconnaissance voulaient-ils, eux, parler ? De quelle intégration quand les exclusions, de partout – du travail et du logement, de la santé, de l’éducation, de l’accès, en général, aux droits, aux biens et aux services… – tendent à se renforcer et qu’au même moment, les politiques d’« insertion » plus que jamais trouvent leurs limites ? Eux, qu’espéraient-ils ? C’est d’abord à cette question que cette ethnographie veut répondre.
Ce livre est une ethnographie. De graphie, l’écriture, et d’ethno, l’ethnie, le peuple, par extension le groupe humain. C’est l’écriture de Ben, de Hakim et de Martine, du groupe des quelques biffins de l’association Sauve-Qui-Peut ; c’est aussi celle des autres biffins rencontrés au marché (...)
Il a fallu sept ans, et pour n’y arriver que partiellement bien sûr, sept années passées à chercher que cette ethnographie voudrait vous raconter : raconter la recherche en acte, avec ses doutes et ses virages, ses lacunes et ses marches arrière, en somme raconter le chemin parcouru qui donne sa teneur à la connaissance obtenue. C’est donc une histoire, un récit, une ethnographie narrative du petit monde des biffins du 18e arrondissement, mais d’un petit monde qui parle du grand. Le détail le plus infime est parfois le plus important et le cas le plus singulier peut aussi éclairer les plus grandes généralités.
À la différence des concepts sociologiques, « populaire » a ce mérite étrange de se situer à cheval entre le concept et la notion. Du concept, il garde le pouvoir de relier les mondes – biffins, ouvriers, immigrés… – et de les mettre en rapport avec ces autres mondes qui forment, avec eux, le tout de la société. Cependant du concept il s’écarte, en lui abandonnant de sa puissance explicative et partant de sa rigidité. À la notion il emprunte un peu de flou et de souplesse, la possibilité de varier les définitions. (...)
À la Porte de Montmartre, beaucoup sont immigrés, beaucoup enfants d’immigrés, mais il est aussi quelques fils et filles de nationaux. Et si la majorité sont des hommes, quelques-unes aussi sont des femmes. Peu d’entre elles – quel que soit l’âge – ont eu par le passé un emploi régulier tandis que nombreux sont les hommes avoisinant la cinquantaine qui eux, s’ils en ont eu, sont arrivés au marché après l’avoir perdu. Il y a ceux de la cinquantaine, ceux-là qui, passé 60 ans, ne peuvent se suffire de leur maigre retraite et puis ceux qui, plus jeunes, alternent entre les contrats courts et les mois de RSA (revenu de solidarité active)3. Une population indéniablement très diverse, mais qui n’en laisse pas pour autant de partager cette expérience dont on verra le détail : expérience de dénégation de reconnaissance et d’égalité, expérience de résistance à ces dénégations. Et c’est encore à ces questions que cette ethnographie se proposera de répondre : quelles formes, aujourd’hui, revêtent ces dénégations ? Et quelles résistances leur sont opposées ? (...)