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Frédéric Lordon, économiste : “L’Europe est devenue un fétiche encombrant”
Article mis en ligne le 23 mai 2014

Démocratie, couple franco-allemand, crise politique et économique... A quelques jours des élections européennes, l’économiste et philosophe Frédéric Lordon pointe les tabous d’une Europe en panne.

A quelques jours de l’élection de son parlement, l’Europe ne fait guère recette. Les abstentionnistes s’annoncent majoritaires, comme si les électeurs ne croyaient guère que leur vote puisse changer quoi que ce soit.

La Malfaçon, le dernier livre de Frédéric Lordon, économiste et philosophe, éclaire de manière crue cette situation.

Pour lui, la crise européenne n’est pas seulement économique. Elle est d’abord politique, car l’Europe se construit dans le déni des souverainetés populaires puisque les traités « verrouillent » toute discussion sur l’essentiel des décisions économiques. Il s’en explique dans cet entretien iconoclaste : démocratie, relations avec l’Allemagne, rôle des nations, « évidence trompeuse » de l’Europe, ses propos sont au cœur du débat. (...)

L’anomalie, pour ne pas dire la monstruosité, politique européenne tient au fait d’avoir « constitutionnalisé » des contenus substantiels de politique publique, c’est-à-dire d’avoir inscrit dans les traités, textes les plus lointains et les moins révisables, des options particulières, notamment de politique économique, dès lors retirées à la délibération démocratique ordinaire, et figées ad aeternam : du statut de la Banque centrale européenne (BCE), de la nature de ses missions, de la possibilité qu’elle finance ou non directement les Etats, du niveau des déficits et des dettes, nous ne pouvons plus discuter car toutes ces choses ont été déclarées définitivement réglées. Or le propre de la démocratie, c’est qu’il n’y a jamais rien de définitif, et que tout peut toujours être de nouveau remis en discussion.

Parmi toutes ces règles irréversiblement gravées dans le marbre des traités, il en est une, spécialement scélérate, qui a pour propriété de surdéterminer la privation de souveraineté : c’est celle qui organise la libre circulation, interne et externe, des capitaux. (...)

C’est donc l’interaction de la tutelle organisée des marchés financiers et de règles à la fois folles dans leurs contenus et illégitimes dans leur forme, qui est au principe d’une destruction volontaire de souveraineté probablement sans précédent dans l’histoire politique moderne (...)

la « revalorisation de la nation » ne me paraît pas la meilleure façon de poser le problème, au moins en première instance. Pour moi la vraie question, le nord magnétique, c’est la souveraineté. Car la souveraineté, comme capacité d’une communauté à se rendre consciente et maîtresse de son propre destin, n’est pas autre chose que l’idée démocratique même. C’est une fois posé le principe de souveraineté dans toute sa généralité que commence vraiment la discussion. Et d’abord pour identifier les lieux de sa mise en œuvre effective. (...)

je me demande si l’« Europe », cette catégorie en fait des plus vagues, n’est pas devenue un fétiche encombrant, un obstacle à la pensée politique. C’est que l’« Europe » n’a pour l’heure d’existence déterminable que sous deux formes : soit comme la catastrophe institutionnelle générale enfermée dans les actuels traités, soit comme un projet de communauté politique intégrée… mais qui s’avère impraticable. Quel sens précis lui donner hors ces deux cas, dont l’un est désastreux et l’autre impossible ? Si, comme je le crois, ce que nous appelons usuellement l’« Europe » ne peut être en réalité davantage qu’un réseau de coopérations variées – ce qui est loin d’être négligeable ! –, et si elle ne peut accéder à une consistance politique supérieure, alors nous sommes ipso facto relevés de toutes les tentatives hasardeuses de définir l’Europe par référence à une circonscription territoriale ou à une forme d’identité qui nous emmènerait invariablement dans le marécage des considérations « civilisationnelles » – comme en témoignent indirectement, mais éloquemment, les embarras récurrents posés par une possible candidature de la Turquie, et la question plus générale des « frontières de l’Union ».

Faute de tout autre sens précis à lui donner, le terme « Europe » est devenu un faux cela-va-de-soi, une évidence trompeuse, et pour finir une catégorie hautement problématique dont l’usage n’a été stabilisé que par l’habitude – de sorte que, littéralement parlant, lorsqu’on dit « Europe », on ne sait pas ce qu’on dit – à part bien sûr désigner le catastrophique système des traités (...)

Mais des fanatiques s’escriment à nous mettre dans la tête que nous nous portons au seuil de la troisième guerre mondiale si nous n’acceptons pas de nous soumettre à tous les codicilles francfortois [le siège de la BCE est à Francfort] d’une monnaie avec l’Allemagne. Les mêmes en revanche se soucient comme d’une guigne de traités qui ont pour effet de brutaliser comme jamais les corps sociaux européens, quand ils ne les jettent pas les uns contre les autres dans des rapports de concurrence si violents qu’on se demande comment quelque solidarité concrète pourrait en émerger jamais. Et c’est avec un parfait contentement qu’au nom de l’Europe post-nationale, ils laissent faire tout ce qui nourrit les haines nationalistes, et qu’au nom de la paix, ils encouragent tout ce qui détruit la paix.