
La production française de lait biologique a augmenté à un tel rythme que les coopératives, incapables de l’écouler sur le marché, se sont vues contraintes d’abaisser le prix versé aux éleveurs. Ceux-ci voient leur situation fragilisée, alors que la production va continuer d’augmenter.
Depuis plusieurs mois, la coopérative Sodiaal, qui regroupe 17 600 producteurs en France, est confrontée à une crise de surproduction. « La ressource en lait bio a largement dépassé le cadre prévu : c’est plus de 15 millions de litres qui ont été collectés au-delà du budget », a-t-elle écrit à ses éleveurs. « Depuis 2016, Sodiaal s’est développée sur l’exportation de lait infantile bio à destination de l’Asie », dit à Reporterre Éric Guihery, éleveur en Mayenne et secrétaire national lait de la Fédération nationale de l’agriculture biologique (Fnab). Las, l’eldorado chinois s’éloigne : pour la première fois, en 2020, les importations de lait infantiles de l’empire du Milieu ont reculé de 3 %, en raison de la pandémie de Covid-19, d’une baisse de la natalité et d’une augmentation de la production nationale de lait. En conséquence, la coopérative a annoncé en août dernier qu’elle paierait 10 % du lait bio collecté au prix du lait conventionnel non-OGM — soit entre 357 et 387 euros les 1 000 litres (la tonne) au lieu de 470 à 500 euros —, pendant un an. (...)
Cette crise affecte l’ensemble de la filière. Biolait, son acteur historique, rassemblait en 2020 1 400 fermes et avait collecté 300 millions de litres de lait, soit 30 % de la collecte bio en France. « La coopérative nous a demandé de maîtriser la production », a dit à France 3 Bretagne Yvon Cras, éleveur à Plougar (Finistère). Malgré cela, elle a été contrainte de baisser son prix d’achat à ses adhérents. (...)
Lactalis a négocié une baisse de 5 à 6 euros la tonne, qui passe ainsi sous la barre de 470 euros. « Ma coopérative, Agrial, nous a dit qu’elle allait sans doute devoir baisser le prix du lait payé au producteur d’ici la fin de l’année », rapporte à Reporterre Samuel Bulot, éleveur à Pralon (Côte-d’Or) et vice-président de la Fédération nationale des producteurs de lait (FNPL). Par ailleurs, Agrial, Sodiaal, Lactalis et Biolait n’accompagnent plus les conversions à l’agriculture biologique de leurs adhérents, c’est-à-dire qu’ils ne versent plus de complément de prix — « entre 30 et 60 euros par tonne », précise Charlotte Kerglonou — pendant les deux à trois ans que dure la conversion, en plus des aides publiques de la politique agricole commune (PAC). (...)
Comment en est-on arrivé là ? La production de lait bio a bondi en 2021 : +11 % en mars par rapport à mars 2020, +11,2 % en avril, +17 % en mai et +16,2 % en juin, d’après l’enquête mensuelle laitière de FranceAgriMer (août 2021). Première explication, l’arrivée massive de nouveaux producteurs. (...)
« Le nombre d’exploitations en lait bio a fortement progressé grâce à la dynamique de la demande, alors même que le secteur du lait de vache perd chaque année 4 % de ses exploitations du fait des cessations d’activité et des regroupements (...)
En outre, les éleveurs qui se convertissent aujourd’hui ont des structures plus grosses que les éleveurs bio historiques. » Et la croissance n’est pas finie (...)
Une quantité et une qualité d’herbe exceptionnelles
Ces producteurs plus nombreux ont bénéficié ces derniers mois d’une quantité et d’une qualité d’herbe exceptionnelles, qui ont dopé la production laitière. (...)
D’ailleurs, la surproduction de lait bio au printemps n’a rien d’exceptionnel ; elle est même structurelle, dans des élevages où l’alimentation des bêtes est quasi exclusivement composée d’herbe et de fourrage. (...)
La consommation, en berne, n’a pas pu absorber cette grande marée de lait bio. Au premier semestre 2021, les ventes de fromages bio ont reculé de plus de 4 %, les crèmes bio de 9,6 % et le lait bio de 8,6 % par rapport à l’année précédente. (...)
Avec la réouverture des restaurants et des services de restauration collective, la tendance s’est inversée. « Ces acteurs achètent à nouveau, mais des produits classiques, pas des produits bio, qui coûtent plus cher » (...)
Par ailleurs, les produits laitiers bio subissent la concurrence d’une myriade de nouveaux labels : lait de pâturage, équitable, à haute valeur environnementale (HVE), etc. « On assiste à une “sur-segmentation” du marché, observe Mme Kerglonou. Cela perd le consommateur qui ne voit plus trop la différence du bio. »
20 % de produits bio dans la restauration collective publique à partir de 2022
Le ralentissement de la consommation sera-t-il temporaire ou durable ? Sur ce point, les avis divergent. « L’explosion de 2020 mise à part, la croissance de la consommation de produits bio se poursuit normalement », assure M. Guihery. (...)
« À la Confédération paysanne, nous plaidons pour des mesures d’urgence : application immédiate du tunnel de prix prévu dans la loi Égalim et qui devait être mis en place en janvier, incitations financière aux éleveurs pour qu’ils baissent leur production en protégeant les premiers volumes — quand on est deux associés, ce n’est pas la même chose de se voir contraindre de baisser sa production de 10 % quand on produit 500 000 litres de lait par an que quand on en produit 190 000 litres. »
Cette question de la limitation des volumes divise (...)
Quoi qu’il en soit, l’enjeu de sortir de cette crise par le haut est vital pour la filière. « Il ne faut pas baisser les bras. Près de la moitié des éleveurs laitiers vont partir à la retraite dans les prochaines années, rappelle M. Bulot. Il faut motiver les jeunes, garder une dynamique qui leur donne envie de s’installer. »