Le 9 février, les Suisses ont accepté en votation une initiative lancée par l’Union démocratique du centre (UDC) dite « Contre l’immigration de masse ». Ce texte, qui remet en cause la libre circulation des personnes décidée entre la Suisse et les pays de l’Union européenne au profit d’un système de quotas, a recueilli une courte majorité de 50,3 % des voix ; soit un écart minime de 19 526 voix sur un total de quelque 2,9 millions de votants (1). Le taux de participation a été élevé pour un scrutin suisse : 55,8 % (il n’est pas nécessaire de s’inscrire sur les listes électorales, celles-ci incluant d’office toutes les personnes détentrices des droits politiques).
(...) Jusqu’aux années 1980, une cinquantaine d’initiatives seulement ont passé la rampe, sur un peu plus de trois cents objets proposés au peuple depuis la fin du XIXe siècle. Depuis, ce rythme s’est accéléré. Dans les années 2000, cent cinquante initiatives ont ainsi été soumises au suffrage des Suisses, et dix-sept ont été acceptées (...)
Autrefois située au centre-droit — un parti agrarien et de petits commerçants —, l’UDC a opéré une recomposition politique totale. En perte de vitesse, elle paraissait condamnée à disparaitre de l’échiquier politique. Mais elle a su se réinventer en se faisant la porte-parole de milieux de droite sacrifiés au nom de la mondialisation — le monde paysan, notamment, mais aussi les milieux économiques de la petite entreprise — en jouant sur les valeurs morales et en se faisant la championne d’une défense stricte de la souveraineté helvétique.
Le basculement a eu lieu en 1992, lorsque les Suisses, contre l’avis de l’ensemble de la classe politique, ont refusé l’adhésion à l’Espace économique européen : un véritable séisme. L’UDC a su capitaliser sur cette clientèle et a progressé depuis, devenant le premier parti de Suisse (un quart du Parlement fédéral, les deux chambres confondues). Elle a dérivé sur sa droite et occupe aujourd’hui un espace politique de nature semblable à celui sur lequel, en France, le Front national plus ou moins « dédiabolisé » de Mme Marine Le Pen lorgne de manière insistante — avec, évidemment, des histoires différentes, des logiques politiques peu comparables et des fonctionnements institutionnels n’offrant pas les mêmes espaces aux mouvements d’opposition.
Triple clivage
Le résultat du 9 février met en évidence un triple clivage.
– Linguistique, tout d’abord. (...)
– Second clivage : celui des centres urbains contre les campagnes (voire des plaines contre les régions d’altitude). (...)
– Enfin, troisième clivage, économique celui-là : les régions riches contre les régions plus pauvres. (...)
Le tableau est donc complexe, et ne peut se résumer à un vote xénophobe ou de repli identitaire faisant du coucou ou du chocolat une sorte d’ultime horizon. Le résultat de dimanche s’inscrit bien sûr dans un long processus qui, marqué par une série d’initiatives xénophobes dans les années 1970, a fait de la peur de l’étranger et de l’Überfremdung (« immigration excessive ») un élément constitutif de l’idéologie nationaliste suisse (6).
Mais cela ne l’explique que partiellement. Lors de ce scrutin, il faut noter que les Suisse ont aussi largement rejeté (par 70 % des voix) une autre initiative, lancée par l’extrême droite et par des milieux religieux, principalement évangélistes, visant à dérembourser l’avortement. Il n’y a pas eu d’effet d’entraînement entre les deux objets, comme on pouvait le craindre. Même le Valais, censé être, selon une rhétorique un peu datée, un bastion de la réaction, a dit « non ». (...)
salarial
D’autres considérations ont pesé (7). Au premier chef, la question sociale. Le 21 mai 2000, les Suisses ont en effet accepté les accords bilatéraux passés avec tous les pays de l’Union européenne qui permettent la libre circulation des ressortissants de l’UE en échange d’un libre accès des entreprises suisses au marché européen. Le dispositif des bilatérales est extrêmement imposant et comporte également des volets relatifs à la sécurité ou à l’accès aux marchés publics.
En l’occurrence, la question de l’emploi et des conditions de travail a très nettement pesé dans ce résultat. La crise des subprime (2008) puis celle de l’euro (2010) ont aussi laissé des trace dans une Suisse qui paraît épargnée en comparaison d’autres pays, mais où le taux de chômage bas (3,5 % en janvier) est aussi la résultante d’un système d’indemnités revu à la baisse (quatre cents jours, en règle générale) (8). Le nombre de demandeurs d’emploi est plus important de 25 % que celui des personnes officiellement au chômage.
Théoriquement, l’ouverture des marchés et la libre circulation des personnes devaient être doublées de mesures dites « d’accompagnement ». Une manière d’éviter le dumping salarial (...)
Au soir du vote, sous le choc, le discours sur des classes populaires au vote « irrationnel » se faisait déjà entendre. Or les milieux économiques paient plutôt leur adhésion aux règles d’un marché libre et sans entraves : la protection des travailleurs en Suisse est très lacunaire. L’aéroport international de Genève est depuis plusieurs mois le théâtre d’un mouvement social dans le catering (la confection des plateaux repas servis dans les avions). Des travailleurs ont été sommés d’accepter des baisses de salaire ou de partir. Des cas de dumping éhonté ont été constatés sur des chantiers publics comme celui de l’agrandissement de la gare de Zurich ou d’un bâtiment de l’hôpital universitaire de Genève. En recourant à la sous-traitance, des salaires rabotés de 60 %, voire plus, ont été relevés. En mai, les Suisse voteront sur l’instauration d’un salaire minimum (pour l’heure inexistant), un premier test important pour l’Union syndicale suisse, à l’origine de cette initiative. (...)