
Que pourrait faire un gouvernement pour engager la transformation de notre société ? Travail, démocratie, fiscalité, agriculture, énergie… Reporterre vous propose d’explorer, par des reportages et des enquêtes, quelques mesures de rupture écologique et sociale.
« De chacun selon ses moyens, à chacun selon sa faim. » C’est là tout l’esprit du marché qui réunit, chaque mercredi soir, une poignée de producteurs locaux autour de l’ancien lavoir de Dieulefit, dans la Drôme provençale. Depuis quatre mois, cette bourgade de 3 000 habitants est le théâtre d’une expérimentation visant à rendre concret le principe du « droit à une alimentation durable ».
« Le principe est simple. Nous proposons trois prix. Un "prix du maraîcher", qui permet au producteur de couvrir ses coûts et de se payer à un niveau décent, un "prix solidaire" à 125 % de ce prix et un “prix accessible’’ à 65 % », explique Camille Perrin. Cette élue municipale depuis 2020 (sur une liste citoyenne) en charge des questions alimentaires est cofondatrice du « marché du lavoir ». (...)
En fonction de leurs revenus du moment, les clients choisissent l’un des trois prix et payent l’ensemble de leurs courses en suivant la grille tarifaire qui y correspond. (...)
L’expérimentation du marché de lavoir n’est pas née de nulle part. Elle s’appuie en réalité sur un modèle bien réfléchi, celui de la « Sécurité sociale de l’alimentation » (SSA). À l’échelle nationale, un collectif informel regroupant onze associations [1] le porte dans le débat public depuis plus de deux ans. Leur objectif est « d’intégrer l’alimentation dans le régime général de la Sécurité sociale », tel qu’il a été mis en place en octobre 1945 par le ministre communiste Ambroise Croizat.
Concrètement, une « carte vitale de l’alimentation » donnerait accès à un certain nombre de « produits conventionnés ». Le prix des aliments de base (pains, fruits, légumes) comme celui des produits transformés sera payé par la solidarité nationale.
À Dieulefit, on expérimente sur la base de ce concept. « Je supportais mal d’être enfermé dans la position du maraîcher bio qui fournit des gens aisés, raconte Mathieu Yon, principal exposant et seconde tête pensante du projet. Mon objectif, c’est de proposer les mêmes produits au même endroit avec un accès égal, quelle que soit la classe sociale. » Pour faire connaître son choix, chaque acheteur doit choisir une bille de couleur — chaque nuance représentant un des trois prix — et la présenter au moment du paiement. Une façon d’inciter les plus précaires à venir sans craindre le regard des autres. (...)
L’initiative est suivie par un groupe de travail monté à l’initiative de l’élue Camille Perrin dont l’objectif est de repenser l’autonomie alimentaire de la commune, l’accessibilité de cette alimentation ainsi que sa gestion démocratique (...)
« On touche de plus en plus le public que l’on souhaitait. Aujourd’hui, le marché est presque à l’équilibre, ce qui signifie que les prix solidaires compensent les prix accessibles », se réjouit Camille Perrin. Le but de l’opération n’est pas de faire des marges. « L’argent gagné au marché est mutualisé dans une caisse. Seule la partie qui correspond au “prix de revient’’ est reversée aux producteurs. Le prix de revient couvre le coût de production et le salaire que le producteur estime décent. Le reste sert à pérenniser les prix accessibles », explique Camille Perrin. (...)
Outre la mixité spécifique à cette petite ville qui permet cette compensation entre prix solidaires et prix accessibles, la démarche ne fonctionne qu’au prix d’une sobriété choisie de la part des producteurs. Mathieu Yon, par exemple, se contente d’un Smic et d’autosuffisance alimentaire pour vivre.
Caisses démocratiques locales
Dans le système imaginé par les adeptes de la Sécurité sociale de l’alimentation, le choix et le prix des « produits conventionnés » seraient décidés par « des caisses primaires gérées démocratiquement au niveau local et articulées avec une instance nationale composée de représentants de ses caisses », peut-on lire dans la déclaration du « socle commun », qui pose les bases du modèle.
Ainsi, ces « caisses », indépendantes des pouvoirs publics et où seront représentés paysans et consommateurs, auront pour mission de décider des conditions de production des produits conventionnés comme l’origine bio ou locale. Mais aussi de fixer les contrats entre les différents maillons du système alimentaire (production, transformation, distribution), assurant ainsi aux agriculteurs leur fameux « prix de revient ».
En termes financiers, les membres du collectif proposent de porter le montant de la cotisation à 150 euros par mois et par personne. (...)
« L’idée de socialiser l’agriculture et l’alimentation est une réponse systémique à des problèmes anciens qui ont été particulièrement visibles ces dernières années, défend Tanguy Martin, ingénieur-agronome et membre du collectif. Par exemple l’aspiration des Gilets jaunes à plus de démocratie directe et à une gestion locale de leurs problèmes du quotidien ou encore le fait que l’aide alimentaire soit devenue une norme et non plus une solution d’urgence. » (...)
« Cela fait des années qu’on fait la promotion des circuits courts, de la vente directe et du bio. On sait que ça ne concerne qu’une part infime et aisée de la population. On ne peut pas se contenter d’améliorer l’aide alimentaire en y intégrant ces pratiques. »
Enfin, pour les paysans aussi, ce modèle serait synonyme d’un mieux vivre. (...)
Plus largement, la SSA se veut un moyen de « remettre la notion d’intérêt général au cœur du débat », estime Dominique Paturel, chercheuse à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae). « Le système des caisses permet d’imaginer un autre modèle que celui dans lequel on est, à savoir des institutions reposant sur la représentation des experts comme le Conseil national de l’alimentation ».
Si l’ensemble des associations réfléchissant la socialisation de l’agriculture et de l’alimentation se gardent bien de « donner une solution clé en main », leurs idées commencent à irriguer le débat public. (...)
L’écueil ? Se limiter à « des initiatives citoyennes »
Surtout, plus d’une dizaine d’initiatives s’en revendiquent en France à l’image des Paniers marseillais. (...)
« La question ne se limite pas à la promotion de l’agriculture paysanne ou de l’aide alimentaire. Elle pose aussi celle des autres activités qui sont nécessaires dans un système alimentaire à savoir la transformation et la distribution. Cela inclut par exemple la question de conditions de travail des salariés de l’agroalimentaire », dit la chercheuse. Pour réfléchir spécifiquement à cette question, elle appelle à « intégrer les organisations syndicales représentatives à la réflexion »
Si seulement deux ans après la naissance du concept, l’idée de socialiser l’agriculture et l’alimentation commence à infuser hors des cercles militants, le pont avec le monde ouvrier reste, lui, à bâtir.