
Daniel Pennac, auteur de la célèbre saga Malaussène, s’est fait depuis longtemps l’apôtre des livres et du plaisir de la lecture, dont il a défini les dix droits imprescriptibles dans son essai Comme un roman, en 1992. Du Bonheur des ogres aux aventures de Kamo, de Cabot-Caboche à L’Œil du loup, il a ravi des centaines de milliers de lecteurs, toutes générations confondues. Il nous reçoit chez lui, à Paris, bien enfoncé dans un énorme fauteuil club tout élimé, armé de ses éternelles petites lunettes rondes, d’un thermos de thé brûlant et entouré des livres qu’il aime tant. On ne l’imaginait pas autrement.
Je suis un vieux professeur à la retraite, j’ai enseigné le français pendant trente ans. En 1969, quand j’ai fait ma première rentrée, à Soissons, la première chose que j’ai entendue de la part de mes collègues dans la salle des profs c’était : « les élèves ne lisent plus » et « le niveau baisse ». Voilà plus de cinquante ans ! On rabâchait déjà cette antienne, on a toujours dit cela. Mais qui est « on » ? Les adultes évidemment. La réalité, c’est que les enfants ne lisent pas autant que les parents voudraient qu’ils lisent. Ils répètent sans cesse « J’aimerais tellement que mon fils soit cultivé ». C’est une phrase toute faite, ce que les adultes désirent vraiment, c’est que leurs enfants aient le Bac, puis, si possible, un diplôme et un emploi. Tout ça n’a rien à voir avec la culture, ni avec la lecture. Donc je propose de clore ce débat.(...)
La notion de gratuité est essentielle. Si je vous offre un livre un jour, en vous disant : « lis-le, c’est vachement bien », une fois que j’ai fait cet acte-là, je ne vous demanderai jamais si vous l’avez lu. Jamais ! « Dis donc, tu as lu le bouquin que je t’ai donné ? » Ça, c’est un éteignoir de la lecture, une dissuasion terrible. Ne jamais demander à qui que ce soit s’il a lu le livre que vous lui avez offert. Et c’est pareil pour les enfants à qui vous lisez une histoire : ne jamais leur demander s’ils ont compris — ce n’est pas votre problème —, ni s’ils ont aimé. « Tu as aimé ? Je t’ai lu un livre, t’as aimé ? » C’est tellement agressif !(...)
J’avais des élèves réputés nuls, déglingués... Ce n’était pas de leur faute, mais ils étaient dans un désarroi scolaire total et, surtout, ils affirmaient ne pas aimer lire. Si vous croyez un enfant qui vous dit qu’il n’aime pas lire, alors il est foutu. Et vous, en tant que professeur vous êtes foutu aussi. Il ne faut surtout pas le croire ! En réalité, ce qu’il vous dit c’est : « J’ai peur de la question que tu vas me poser inévitablement une fois que j’aurai lu. » Donc, pour réconcilier cet enfant avec la lecture, il faut lui en faire cadeau et lui lire quelque chose à voix haute. Le procédé rencontre d’abord une résistance, ils vous disent : « on a passé l’âge ». Evidemment, vous les piégez en cinq petites minutes avec les textes les plus merveilleux de la littérature. Ils disent : « Le Père Goriot, non c’est chiant, c’est au programme ! » Là vous leur lisez la fin, l’agonie de ce pauvre père Goriot, et vous avez une classe de caïds qui chiale ! Et à la mort d’Emma Bovary, ils pleurent !