
Traqué par l’extrême droite italienne, harcelé par les Libyens, lâché par les États européens, l’Aquarius a jeté l’ancre en décembre 2018, après avoir sauvé près de 30 000 migrants de la noyade en Méditerranée. Marie-France Etchegoin dévoile les coulisses de l’incroyable odyssée de ce navire humanitaire dont la bataille est loin d’être terminée. (...)
C’est une question simple. Il la pose chaque fois qu’il se heurte à une fin de non-recevoir : « Donc il faut les laisser couler ? C’est ça ? » Au besoin, il la répète, surtout quand on lui ressort le théorème de l’appel d’air selon lequel plus on sauve de migrants, plus on les encourage à venir en Europe : « Alors on les laisse crever ? C’est bien ce que vous êtes en train de sous-entendre ? » Interrogation basique, primaire même, c’est-à-dire au fondement de tout le reste. « Et personne n’a encore osé me répondre par l’affirmative, me raconte Francis Vallat, la voix éraillée d’avoir trop parlé. Personne ne m’a jamais dit : “Oui, qu’ils meurent ! Qu’ils se noient !” Certains, peut-être, le pensent dans leurs fors intérieurs. Et encore... je n’en suis pas certain. Parce que penser cela revient à renoncer à sa propre humanité. » (...)
Pendant tout l’été, les images du navire, surchargé de rescapés, ont fait le tour des télévisions. À l’automne, on l’a vu se réfugier dans le port de Marseille après avoir arraché 29 523 personnes à la mort durant près de trois ans. Et puis l’hiver est arrivé. L’orange, qui n’était déjà pas très à la mode, s’est fané. L’Aquarius a perdu son pavillon panaméen. Le jaune a déferlé sur l’Hexagone avec d’autres détresses, d’autres colères. Et aussi ses fantasmagories sur l’imminence d’une invasion migratoire, ourdie par « les gouvernements » et les ONG. Orange et puis jaune. Une coïncidence chromatique que Francis Vallat laisse aux sociologues le soin d’analyser. Lui, une seule pensée l’obsède : trouver un nouveau bateau pour remplacer l’Aquarius. « Nous allons repartir, me répète-t-il alors que Noël approche. Nous devons repartir. » Au nom de la morale, de l’éthique, des valeurs de la République – « appelez cela comme vous voulez » – et plus simplement au nom de la loi « aujourd’hui bafouée avec l’assentiment de l’Europe », s’indigne-t-il. « Ce qui se joue en ce moment dans les eaux de la Méditerranée est un point de bascule pour nos démocraties ». (...)
« Mare Nostrum », le nom magnifique donné à la vaste opération humanitaire lancée par l’Italie en octobre 2013, alors que des milliers de candidats à l’exil fuyant la guerre ou « simplement » la pauvreté, puis coincés en Libye – autant dire en enfer – achètent à prix d’or des places sur de misérables rafiots, dans l’espoir de gagner l’Europe. Pour venir à leur secours (à cette époque, les réserves de compassion ne sont pas encore épuisées), la marine militaire italienne se déploie. Pendant un an, Mare Nostrum va sauver 150 000 vies. Son coût – 9 millions d’euros par mois – est presque entièrement supporté par l’Italie qui demande de l’aide aux autres États européens, en vain. (...)