
Dans un livre passionnant, deux membres du CNRS restituent des entretiens passés avec des femmes ayant usé de la violence politique à un moment donné de leur vie, pour des raisons différentes.
Elles s’appellent Margrit, Mariagrazia, Nathalie, Isée, Audrey, Yasemin, Federica, Audrey, Eddi, Alice… À première vue, toutes ces femmes n’ont rien en commun, si ce n’est un point : elles ont toutes appartenu à des organisations clandestines qualifiées de « terroristes » par la justice, les États ou les médias. (...)
Elles ne partagent ni une même revendication idéologique, ni une cause commune. Encore moins une religion. Les combats politiques qu’elles mènent ou qu’elles ont menés couvrent une période historique qui va des années 1960 à aujourd’hui, et se déroulent sur des théâtres d’opération très éloignés les uns des autres : Europe, Amérique latine, Moyen-Orient…
Elles sont membres de la Fraction armée rouge en Allemagne, d’Action directe en France, des Brigades rouges en Italie, d’ETA au Pays basque, du PKK en Turquie, des Farc en Colombie, de la branche armée (YPG) du parti de l’Union démocratique en Syrie, mais aussi des mouvements écologistes dans l’Italie d’aujourd’hui ou du black bloc en France. (...)
Comprendre le terrorisme
Que peut-on trouver en commun entre Margrit, membre de « la Bande à Baader » et Federica, la jeune écologiste qui milite contre le TGV à Turin ? Entre Mariagrazia qui fit partie des Brigades Rouges et Alice, la jeune normalienne qui fait le coup de poing aux côtés des blacks blocs dans les manifestations ? (...)
C’est tout l’intérêt des entretiens rassemblés par deux membres du CNRS, Alexandra Frénod et Caroline Guibet Lafaye, dans leur livre On ne va pas y aller avec des fleurs. Issues d’un programme de recherches initié en 2015, ces entrevues réalisées avec 150 hommes et 80 femmes ont été menées par des chercheurs et chercheuses en histoire, sociologie, sciences politiques et philosophie, parmi lesquels les deux autrices ont choisi neuf femmes qui se sont engagées entre 1970 et la fin des années 2010.
Au fil des entretiens conduits en face à face avec ces militantes –certaines à visage découvert, d’autres anonymement– ce livre retrace une série de parcours de vie singuliers. On peut toujours les qualifier d’errances ou d’égarements. Invoquer l’aveuglement ou la passion. Les juger au nom de la loi ou de la morale. Mais ces itinéraires entrecroisés dessinent une carte qui, en vertu même de la singularité des chemins de vie présentés, déjoue le concept réducteur de terrorisme. (...)
L’objet de ce livre n’est pas de justifier la violence mais d’essayer de la comprendre. La démarche, si l’on veut employer un terme académique, relève de la « sociologie compréhensive ». Récuser les clichés. Déjouer les simplifications. Déborder le cadrage imposé à ces expériences singulières par le seul mot de « terrorisme ». (...)
Clichés autour des femmes
Les témoignages rassemblés par les deux autrices déjouent les clichés attachés aux lectures du phénomène terroriste, surtout lorsqu’il s’agit de femmes. Davantage que les hommes, celles-ci passent, notamment dans les médias, pour des fanatiques, des figures manipulées, immatures, désespérées, à la dérive. Les interprétations dominantes de la violence politique n’échappent pas aux stéréotypes de genre : (...)
« Ainsi est-il courant, écrivent les deux autrices, lorsqu’on aborde l’utilisation de la violence politique par les femmes, d’en disqualifier le caractère politique, d’assimiler leur “terrorisme” à un féminisme dévoyé. Soit on accuse ces militantes de s’être perdues dans une voie qui n’est pas la leur, et ce faisant on les assigne à un idéal de douceur féminine “naturel” ; soit on les érotise en mélangeant leur militantisme à leur vie sexuelle et à leur intimité affective. Enfin, lorsque ces militantes ne sont pas présentées comme aveuglées par l’amour, c’est une interprétation pathologique qui est invoquée : elles sont considérées comme des folles, voire des perverses. » (...)
Qu’est-ce donc que le concept de « terrorisme », sinon le moyen de vider la violence politique de toute signification politique et de lui substituer la fiction d’un acte « arbitraire », « imprévisible », « irracontable », car défiant toute raison et tout récit ? Ce livre passionnant fait l’inverse. (...)