Décédé le 5 mars dernier, le président vénézuélien aura amorcé le mouvement qui a transformé l’Amérique latine. En remettant les classes populaires au centre du jeu, il a placé les gauches de marché face à leurs contradictions.
Interrogez une personne au hasard : connaît-elle le nom du président ouzbek, du roi saoudien ou de la responsable de l’exécutif danois — trois dirigeants de pays comparables au Venezuela en termes de superficie, de population ou de richesse ? Peut-être pas. Celui d’Hugo Chávez ? C’est plus probable. Et elle l’aurait sans doute identifié avant que son décès soit annoncé en « une » des principaux quotidiens de la planète et que cinquante-cinq délégations de chefs d’Etat se déplacent pour lui rendre hommage.
Rien n’indiquait que le parcours de Chávez le conduirait à une telle notoriété. Lors de sa première campagne présidentielle, en 1998, un analyste vénézuélien assurait d’ailleurs : « Avant le prochain scrutin, il sera oublié (1). » (...)
la révolte gronde en Amérique latine, où les bons génies de l’école de Chicago sont à l’œuvre depuis longtemps. A commencer par Caracas, où, en 1989, un plan d’ajustement structurel concocté par le FMI déclenche des émeutes, le désormais célèbre caracazo. La répression fera plus de trois mille morts. Trois ans plus tard, au Venezuela toujours, deux tentatives de coup d’Etat successives visent à renverser le pouvoir. L’une sera conduite par Chávez.
Des soulèvements indigènes et populaires en Equateur, en Bolivie et au Chiapas mexicain scandent une phase de mobilisations ponctuelles reposant sur l’idée qu’il serait impossible d’extraire la démocratie de sa gangue libérale. Seule solution : « changer le monde sans prendre le pouvoir », pour reprendre le titre de l’ouvrage de l’intellectuel John Holloway, paru en 2002 (3). Quitte à laisser le champ libre à la droite.
Dans un premier temps, Chávez partage certains de ces doutes : « Nous savions que la stratégie visant à emprunter la voie électorale pouvait s’avérer catastrophique, que nous pouvions nous laisser prendre au piège du système (4). » Dans son entourage, tous n’ont pas abandonné l’idée de s’emparer du pouvoir par la manière forte. La première rupture intervient lorsque son équipe constate que l’exaspération des classes moyennes à l’égard du « système » peut non seulement le conduire à la présidence, mais lui permettre d’obtenir une nouvelle Constitution : la possibilité de déjouer les « pièges du système ».
Vingt ans auparavant, le Chilien Salvador Allende avait lui aussi rompu avec la stratégie de la lutte armée. Mais « la Démocratie chrétienne gardait un poids considérable, rappelle l’intellectuelle chilienne Martha Harnecker. Non seulement dans les secteurs de la classe moyenne et supérieure, mais aussi chez les ouvriers et les paysans. Cela explique en partie pourquoi l’Unité populaire — la coalition qui soutenait Allende — n’a jamais proposé d’aller vers une Assemblée constituante », se contentant « d’utiliser la législation en vigueur en cherchant les entrebâillements de la loi (5) ».
Au Venezuela, l’ancien lieutenant-colonel Chávez peut par ailleurs compter sur le soutien d’une grande partie des forces armées, dont les officiers ne sont pas tous issus des hautes sphères — une exception dans la région. La « révolution » proclamée lors de son élection découle davantage de ce contexte singulier que d’un projet politique alors relativement timide : une critique du « capitalisme sauvage » inspirée, selon Chávez lui-même, par la troisième voie de M. Blair… (...)