
L’enseigne Carrefour a surpris les pionniers des semences paysannes en ouvrant ses rayons à des légumes de terroir. Derrière le coup de communication et l’écoblanchiment, c’est l’esprit et les pratiques des défenseurs des semences paysannes qui sont chamboulés. Faut-il aller en grande distribution ou privilégier les circuits courts ?
"Ici on vous vend des fruits et légumes dont vous êtes privés par la loi * », affichent les vitrines des Carrefour bio de Paris. À l’intérieur, sur les étals, l’échalote demi-longue de Cleder, l’oignon rosé d’Armorique, le potimarron angélique… le tout encerclé de panneaux noirs : « Marché interdit. »
Malgré la mise en scène, le slogan est trompeur : la vente de ces variétés de terroir n’est pas interdite. C’est « la commercialisation de leurs semences » qui l’est, comme l’indique le petit astérisque. On nous prend pour des cornichons ? « C’est un clin d’œil », avoue Hervé Gomichon, directeur qualité et développement durable de Carrefour. Dans le réseau Biocoop, ces légumes n’ont jamais disparu de l’offre et sont signalés par un bandeau jaune « Légumes issus de semences paysannes ». Alors, que fait Carrefour ? Avec deux partenaires, Koal Kozh et l’APFLBB, le géant de la grande distribution a commencé à vendre le 20 septembre dix variétés de légumes issus des semences reproductibles dans ses rayons. 38 magasins de l’Île-de-France et de Bretagne sont concernés pour un volume de 10 tonnes la première année. (..)
Carrefour a surpris son monde avec une campagne qui mime tous les codes de la mobilisation citoyenne, jusqu’à lancer une pétition sur la plate-forme change.org. La multinationale copie un argumentaire militant connu depuis des années. « La loi favorise des semences standardisées, plus résistantes aux transports et dépendantes des pesticides qui donnent des fruits et légumes plus uniformes. Cette loi est un frein à la biodiversité. » Le résultat ? « Entre 1900 et 2000, 75 % de la diversité des cultures a été perdue », estime la FAO, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture. Mais n’ayez crainte, Carrefour « s’engage » « pour faire bouger les lignes et changer la loi », vante la vidéo.
C’est là que la communication d’un des leaders mondiaux de la grande distribution fait s’étouffer les militants historiques. Pour le Réseau semences paysannes (RSP), qui se bat depuis 2003, « ce sont pourtant bien les critères de cette même grande distribution qui ont concouru à l’homogénéisation des semences, et in fine à l’érosion de la biodiversité cultivée ». Carrefour est responsable au même titre que les multinationales de l’agro-industrie et semencières de « la standardisation des fruits et légumes », accuse Philippe Catinaud, coprésident du RSP. (...)
« Coller aux demandes des consommateurs »
Pourtant, Hervé Gomichon, le directeur qualité et développement durable de Carrefour, vante « l’axe biodiversité » de son enseigne. En 1999, elle bannissait l’utilisation des OGM dans les produits de sa marque, en 2014, elle lançait une gamme d’élevage sans antibiotiques. Carrefour investit pour verdir son image et « coller aux demandes des consommateurs. Aujourd’hui, les gens sont attentifs à la biodiversité », dit le dirigeant. L’enjeu d’image est primordial, surtout en France où le groupe réalise plus de 40 % de son chiffre d’affaires. Dans la grande distribution, l’heure est au mieux-disant écolo : Intermarché avec ses fruits et légumes moches pour lutter contre le gaspillage ou Système U avec la suppression de 90 substances controversées de ses magasins, dont le fameux glyphosate. C’est que le vert, ça paye en notoriété ! (...)
dès son entrée dans le monde des semences paysannes, Carrefour frappe fort, plus fort que les acteurs historiques. Biocoop, présent sur ce marché depuis de longues années aux côtés du Réseau semences paysannes, vient tout juste de lancer un plan de financement de recherche sur cinq ans avec le réseau national qui rassemble 90 organisations. (...)
En mêlant la semence paysanne à Carrefour, la coopérative Bio Breizh et l’association Koal Kozh, toutes deux adhérentes du Réseau semences paysannes, ne se sont pas fait que des amis. En interne, « l’affaire karouf’ », fait réagir. Beaucoup parlent « d’erreur historique ». Dans le réseau, nombreux sont les partisans des circuits courts, qui accolent une philosophie à leurs pratiques. La semence, c’est aussi une recherche d’autonomie, une réappropriation des savoirs abandonnés à l’industrie semencière. Alors, pour eux, l’idée de tomber dans les schémas de filière comme le reste de l’agriculture est inacceptable. Puis, « karouf’ », ce sont des produits identiques proposés de la même manière partout dans le monde. « Karouf’ », ce sont des dividendes pour les actionnaires : plus de 500 millions d’euros en 2016. Tout l’inverse de l’économie horizontale prônée par des adhérents au réseau.
Pour la coopérative Bio Breizh, qui a choisi de faire entrer ses produits dans la grande distribution, au contraire, cette campagne de communication « est utile à tout le monde. Pour démocratiser l’existence d’autres fruits et légumes », affirme Yannick Pacault, le directeur, satisfait de la « qualité de relation » avec l’enseigne.
Les deux visions sont-elles irréconciliables ? La prochaine assemblée générale du réseau promet de poser la question de la commercialisation et de l’identification des produits (lire l’appui ci-dessous). « Si ces moments-là sont vécus par les pionniers comme une usurpation de leur combat, ils leur donnent toutefois raison et viennent consacrer les dizaines d’années de luttes clandestines », analyse dans une tribune Blanche Magarinos-Rey, avocate spécialisée dans le droit de l’environnement, qui voit dans Carrefour un allié objectif pour peser sur le législateur.
L’opinion est prête, l’argumentaire, mûr
Alors Carrefour, coup de com’ ou réelle intention de changer la loi ? « Pour l’instant, cette pétition, c’est d’abord pour montrer l’effet d’entraînement, explique Hervé Gomichon, le dirigeant de Carrefour. Si l’évolution devient une évidence, on accompagnera », poursuit-il prudemment. Interrogé sur la pétition, le ministère de l’Agriculture indique de son côté qu’« aucune prise de parole n’est prévue à ce sujet ».
Si la pétition de Carrefour cible un décret français, elle est aussi adressée à Jean-Claude Junker, le président de la Commission européenne. Rien ne sert de franciser le débat, tout va se jouer « au niveau européen », rappelle l’avocate Blanche Magarinos-Rey. La France ne peut pas légiférer seule sur un secteur régi par des directives européennes. La négociation du nouveau règlement sur l’agriculture biologique représente une fenêtre de tir. (...)
Avec cette campagne, le grand public a compris que s’opposer au libre commerce des semences paysannes, c’est s’opposer à la biodiversité. C’est un bon départ. Car au-delà d’une campagne de communication, il s’agit de libérer l’avenir du vivant. (...)
Avec la campagne grand public de Carrefour, « il est plus qu’urgent de définir la marque, on est en train de travailler sur un cahier des charges », insiste Philippe Catinaud, du Réseau semences paysannes. L’interdiction de commercialiser en grande surface pourrait figurer dans le cahier des charges du label. Pour le construire, le réseau travaille avec l’association Nature et Progrès, qui porte le label homonyme. Il est connu pour être plus strict que le label AB en agriculture biologique.