
Dans un arrêt récent, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la France et confirmé la légalité des appels au boycott des produits israéliens. Au lieu de se plier à cette décision, Paris tente de la contourner, au mépris du droit.
En rendant en juin 2020 un arrêt condamnant la France dans l’affaire Baldassi,
la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a mis — en principe — un terme à une longue controverse juridique sur la légalité des appels au boycott des produits originaires d’Israël, lancés par diverses ONG dans le cadre de la campagne Boycott-Désinvestissement-Sanctions (BDS), elle-même initiée en 2005 par la société civile palestinienne. (...)
Les autorités françaises se sont distinguées au plan mondial en ayant encouragé le pouvoir judiciaire à appliquer aux appels citoyens au boycott des produits israéliens leur législation pénale concernant « l’incitation à la haine et la discrimination » (article 4, alinéa 8, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse). Cette politique s’est concrétisée par l’adoption, le 12 février 2010, de la « circulaire Alliot-Marie » (du nom de la garde des Sceaux Michèle Alliot-Marie) appelant les parquets à assimiler les appels au boycott à des « provocations à la discrimination » et à entamer systématiquement des poursuites.
La jurisprudence en la matière s’était révélée assez contrastée, certains juges préférant en définitive faire prévaloir la liberté d’expression sur les injonctions répressives. La question a été réglée par la Cour de cassation, qui a confirmé la pénalisation de l’appel au boycott des produits israéliens par un arrêt rendu en 2015, à la motivation très sommaire.
Liberté d’expression
Saisie d’un recours dans cette affaire, la CEDH a considéré que la condamnation d’une série de militants pour avoir participé à une action de boycott dans un supermarché était contraire à la liberté d’expression (...)
La Cour en conclut que « l’appel au boycott », même s’il est « source de polémiques […] n’en demeure pas moins d’intérêt public, sauf s’il dégénère en un appel à la violence, à la haine ou à l’intolérance ». Pour ces raisons, la CEDH décide que la France a violé le droit à la liberté d’expression, le juge interne n’ayant pas « appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 » et ne s’étant pas « fondé sur une appréciation acceptable des faits ».
Paris persiste et signe (...)
Pourtant, une autre voie a été privilégiée, qui donne le sentiment que la France entend minorer l’arrêt de la Cour et préserver, au moins en apparence, le principe d’une incrimination de l’appel au boycott des produits israéliens. En effet, le 20 octobre 2020, le ministre français de la justice Éric Dupond-Moretti a fait publier une nouvelle circulaire (une « dépêche ») « relative à la répression des appels discriminatoires au boycott des produits israéliens » par laquelle le fondement légal des poursuites est réaffirmé, simplement accompagné d’une exigence plus stricte de « motivation des décisions de condamnation ». De manière très sinueuse, cette circulaire explique que des poursuites ne devront être engagées que si « les faits, considérés in concreto, caractérisent un appel à la haine ou à la discrimination », en vérifiant en quoi la « teneur » de l’appel au boycott en cause, ses « motifs » et ses « circonstances » en révèlent une nature délictueuse. Elle précise encore que le « caractère antisémite de l’appel au boycott » peut découler non seulement de « paroles, gestes et écrits » qui l’accompagnent, mais peut également se « déduire du contexte ». (...)
Le ministre ne retient donc de l’arrêt de la CEDH qu’un besoin de motiver plus précisément les condamnations, mais aucunement une remise en cause plus fondamentale du principe même de la répression de l’appel au boycott. Or, comme on l’a vu, la CEDH a condamné précisément l’interprétation donnée en droit français qui aboutissait à interdire tout appel au boycott de produits « à raison de leur origine géographique », motivé par le souci d’application du droit international par Israël bénéficiant d’une protection renforcée au regard de la liberté d’expression. De ce point de vue, la circulaire n’explicite guère en quoi devraient consister les éléments de contenu ou de contexte susceptibles de rendre « discriminatoire » voire « antisémite » un appel au boycott des produits israéliens — que la Cour européenne estime parfaitement licite —, seuls des propos ou actes distincts étant de nature à le faire « dégénérer » par leur dimension violente, haineuse ou intolérante.
En jouant constamment sur l’ambigüité, la directive ministérielle tente de maintenir en l’état l’interprétation du penchant discriminatoire intrinsèque de l’appel au boycott. Le juge est simplement invité à expliciter davantage sa motivation.
Une définition de l’antisémitisme au service de la répression (...)
En France, la « résolution Maillard » « visant à lutter contre l’antisémitisme » déposée à l’Assemblée nationale le 20 mai 2019 entendait valider l’idée selon laquelle « l’antisionisme est une des formes modernes de l’antisémitisme ». En définitive, la résolution ne sera adoptée le 3 décembre 2019 que dans une version allégée ne mentionnant plus expressément l’antisionisme ; mais elle n’en approuve pas moins la définition « opérationnelle » de l’IHRA, présentée comme « un instrument efficace de lutte contre l’antisémitisme dans sa forme moderne et renouvelée, en ce qu’elle englobe les manifestations de haine à l’égard de l’État d’Israël justifiées par la seule perception de ce dernier comme collectivité juive », et destinée notamment à « soutenir les autorités judiciaires et répressives dans les efforts qu’elles déploient pour détecter et poursuivre les attaques antisémites de manière plus efficiente et plus efficace ». (...)