Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Bibliobs
Bourdieu, le genre et le piège à “cons”
Eric Fassin Enseignant-chercheur, sociologue
Article mis en ligne le 2 août 2019
dernière modification le 1er août 2019

Eric Fassin a lu pour nous le nouveau volume des cours de Bourdieu au Collège de France de 1983-1986. L’occasion de revisiter la pensée du sociologue sur la domination de sexe, à une époque où le concept de “genre” n’était pas encore familier en France.

Dans ses cours au Collège de France, Bourdieu faisait du genre sans le savoir. On le découvre dans le second volume de son « Cours de sociologie générale », couvrant les années 1984-1986 et dont le Seuil vient de publier la transcription.

Déjà en 1980, dans « le Sens pratique » (prolongeant « l’Esquisse d’une théorie de la pratique » de 1972, avec ses « Trois études d’ethnologie kabyle »), le sociologue élaborait une série d’oppositions structurales qui reproduisent la logique binaire de la différence des sexes : masculin et féminin, comme sec et humide, jour et nuit, religion et magie, dehors et dedans, droite et gauche, etc. Autrement dit, le genre est un principe de classement qui organise, non seulement le sexe, mais toutes nos représentations du monde.

Claude Lévi-Strauss l’avait établi : la « pensée sauvage » ne doit pas être réduite à la pensée des « sauvages », car ces oppositions binaires existent chez nous aussi. Bourdieu permet de poursuivre le raisonnement : non seulement ces oppositions existent, mais elles s’inscrivent dans une logique de genre. Une intuition fulgurante le fait entrevoir dans le premier volume de ce même « Cours de sociologie générale » (paru en 2015), qui couvre les années 81-83 au Collège de France. (...)

Le sociologue y rapporte les propos d’un vieil ouvrier à qui on demande de classer les métiers. Quand ce travailleur finit par regrouper les métiers dont il n’aurait pas voulu parce qu’ils demandent du « bagout », il le fait sur un « critère sexuel » : « c’est tous des pédés » ! Ce qui reste d’ordinaire implicite est ici explicité par l’enquête sociologique : le social se dit en termes sexuels. (...)

Dans le cours de 1985, un développement nouveau sur la question des sexes apparaît avec le séminaire consacré à la lecture de Virginia Woolf. (...)

l’homme prend au sérieux les jeux dérisoires de la masculinité et en devient ridicule. Bourdieu ne craint pas le paradoxe : les hommes seraient sacrifiés à la « religion » de leur domination. Eux aussi subiraient « les coûts de la domination masculine ». (...)

C’est ainsi qu’il faut comprendre la formule volontairement provocante que les éditeurs de ce volume ont extraite du cours de Bourdieu pour la mettre en exergue : « Les champs sociaux fonctionnent comme des pièges à cons. » (...)

En réalité, le piège de la domination se referme d’abord sur le sexe féminin. (...)

Les féministes ont à l’égard de Bourdieu des sentiments pour le moins mêlés. D’un côté, la publication de « la Domination masculine » contribue en 1998 à légitimer ce champ d’études ; de l’autre, trop souvent, ce sociologue dominant ignore ou méconnaît les travaux des femmes qui l’ont précédé.

Pire : il ne cesse de faire la leçon aux féministes, lorsqu’il accuse la parité de « redoubler » les privilèges de classe, qu’il reproche aux études de genre de sous-estimer le rôle de « l’Église, l’École, ou l’État » ou encore qu’il met en garde contre l’oubli (supposé), dans ces recherches, des « constantes cachées de la relation de domination sexuelle », qui sont pourtant au principe des travaux de sa collègue au Collège de France, Françoise Héritier. C’est sans doute que, soucieux d’autonomie scientifique, il réduit le féminisme à un mouvement social, sans voir que les études féministes ont renouvelé le savoir non pas malgré mais en raison de leur perspective militante.

Reste un grief majeur : lorsque Bourdieu, en ouverture de « la Domination masculine », évoque « cette soumission paradoxale, effet de ce que j’appelle la violence symbolique, violence douce, insensible, invisible pour ses victimes mêmes », il est accusé de valider l’idée d’un consentement à la domination. Certes, il se défend par anticipation « d’apporter des armes à cette manière, particulièrement vicieuse, de ratifier la domination, qui consiste à assigner aux femmes la responsabilité de leur propre oppression ». (...)

Mais en excluant la conscience de la domination, ne s’interdit-il pas de penser à la fois la responsabilité des dominants et les résistances des dominées ? Sur ce point, la sociologue Marie-Victoire Louis lui répondit vertement dans un article des « Temps modernes » en 1999, « Défense et illustration de la domination masculine », en écho à une critique féministe classique : « céder n’est pas consentir »… (...)

Dans son « Cours de sociologie générale », Bourdieu envisage plutôt les paradoxes de la domination : d’un côté, des hommes piégés par la domination, de l’autre, « le privilège de ne pas être piégé à un jeu qui implique des privilèges », soit la lucidité des dominées. C’est donc « piégée » qui conviendrait, au féminin. Il n’est pas sûr que le double paradoxe du sociologue suffira à dissiper la défiance féministe.