
Pionniers de la méthanisation en Bretagne, les agriculteurs voient la manne gazière leur passer sous le nez. Les industriels de l’énergie engrangent les bénéfices, reléguant les agriculteurs à des fournisseurs de déchets. Une enquête de Splann !.
Pour faire du gaz, il faut des ingrédients méthanogènes, c’est-à-dire qui dégagent beaucoup de méthane. Dans le top 10, on trouve les tourteaux de colza, les déchets et pailles de céréales, le maïs et les déchets animaux. En bas du podium, les lisiers et fumiers de porcs et de bovins. La Bretagne, terre d’élevages intensifs, possède de larges volumes de déjections. En revanche, les déchets très méthanogènes sont plus rares. Au point qu’un marché du déchet agricole a vu le jour avec le déploiement de la méthanisation. (...)
Il y a dix ans, l’agro-industrie payait les agriculteurs pour qu’ils la débarrassent des intestins et estomacs de milliers de bêtes abattues, jusqu’à 90 euros la tonne. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Les agriculteurs paient, de plus en plus cher, pour mettre la main sur ces tripes, ingrédient précieux pour produire du gaz. Le maïs est également une denrée prisée des méthaniseurs.
Quand les prix des déchets flambent
Un agriculteur nous a ainsi rapporté qu’un voisin méthaniseur a proposé de lui acheter son maïs plus cher que le prix habituellement pratiqué pour nourrir les bêtes. Avec la sécheresse de cet été 2022, les prix ont tellement augmenté que la FDSEA [1] d’Ille-et-Vilaine s’en est mêlée. (...)
sur ce marché, le jeu de l’offre et de la demande prime. Plus il y a de méthaniseurs, plus la demande en déchets est forte. Plus les prix montent, plus il est difficile pour certains agriculteurs de payer ces matières qui alimenteront leur méthaniseur. Jusqu’à plomber la rentabilité d’une installation.
« Les intrants ont une valeur commerciale, alors dès qu’on se fournit chez un tiers, c’est plus risqué, les prix peuvent fluctuer, c’est instable », souligne Charlotte Quenard, chargée de mission au sein de la chambre d’agriculture de Bretagne.
Des agriculteurs se retrouvent dans l’obligation d’ouvrir leur capital à des producteurs d’énergie
À tel point que lorsqu’il devient difficile d’acheter les déchets agricoles, il peut être nécessaire d’ouvrir le capital de son entreprise à un acteur extérieur. C’est ce qui arrive à des méthaniseurs créés par des agriculteurs qui se retrouvent dans l’obligation d’ouvrir leur capital à des producteurs d’énergie (...)
Total et la FNSEA, main dans la main
La conquête des campagnes par les énergéticiens ne fait que commencer. En mars 2022, les énergéticiens ont mis un pied de plus dans les fermes. Lors du salon de l’agriculture, TotalEnergies et la FNSEA, syndicat agricole majoritaire, ont signé un partenariat pour « créer des synergies entre le monde agricole et le secteur de l’énergie ». Les compétences des agriculteurs seront ainsi partagées avec celles de la multinationale, notamment pour développer la méthanisation. Mais l’échange, « gagnant-gagnant » sur le papier, est-il si équilibré ? (...)
À ces coûts en amont, liés à la matière première, s’ajoutent ceux liés à la maintenance du méthaniseur, voire à l’embauche d’un technicien spécialisé et dédié à cette tâche. La facture pour faire fonctionner un méthaniseur au quotidien, entre l’approvisionnement en déchets et la maintenance, commence à s’allonger lourdement. Elle est d’autant plus salée pour la méthanisation en injection. Cette technique permet d’injecter le méthane dans le réseau de gaz, mais elle coûte cher. (...)
Cette technologie « en injection » est en plein boom. Et tout est fait pour la favoriser. En 2018, la loi Egalim exige un renforcement des infrastructures pour pouvoir faire circuler plus de gaz. Lorsqu’un nouveau méthaniseur est construit à proximité d’un réseau de gaz, il devra fonctionner obligatoirement en injection. En mars dernier, le coût de raccordement a été réduit pour les méthaniseurs : 60 % des frais, environ 100 euros le mètre, sont pris en charge par les collectivités.
« Ceux qui se font avoir, ce sont les agriculteurs »
Avec autant d’incitations, difficile de résister à l’injection. La méthanisation par cogénération perd de son charme. Cette technologie, plus ancienne, convertit le gaz en chaleur et en électricité et n’a pas besoin de se raccorder au réseau de gaz. En comptant un investissement moyen de 2 millions d’euros, elle permet de se contenter de plus petits volumes, autour de 5 000 tonnes de matières premières par an.
Un méthaniseur sur la commune de Iffendic, en Ille-et-Vilaine.
La conquête des campagnes par les énergéticiens ne fait que commencer
Plus chère mais plus rentable, l’injection gagne la partie. Mais elle exclut les joueurs qui ne peuvent pas investir 5 millions d’euros et assumer des charges d’approvisionnement et de maintenance lourdes. Ces joueurs perdants, ce sont les éleveurs. (...)
Les agriculteurs sont-ils condamnés à un rôle de sous-traitants ? (...)
La Bretagne et les Pays de la Loire comptaient 307 unités de méthanisation en fonctionnement au 1er janvier 2022 et 205 étaient alors dans dans les tuyaux. La Bretagne va plus que doubler ses méthaniseurs en injection dans l’année à venir. La plupart des éleveurs n’en profiteront pas, et risquent en prime d’avoir davantage de difficultés à se fournir en fourrages, à cause de cette nouvelle concurrence sur la matière première. Côté énergéticiens, les projets s’accumulent : Total, Engie et les autres opérateurs du secteur lorgnent sur la campagne qui s’ouvre à eux.