
Repérer, alerter, sauver : l’aide aux migrants en Méditerranée passe aussi par les airs où, avec quelques avions, une poignée d’ONG lutte contre le déploiement par l’Union européenne d’armes toujours plus sophistiquées.
Un soleil levant rougeoie à l’horizon depuis à peine une heure dans le petit aéroport de l’île de Lampedusa, située entre la Tunisie et la Sicile. Les trois membres de l’équipage du Seabird, l’avion de l’organisation allemande Sea-Watch piloté par l’ONG suisse Humanitarian Pilote Initiative (HPI), s’engagent sur les pistes. Le tarmac est quasi désert, à l’exception de l’hélicoptère noir et jaune de Frontex, l’agence européenne de garde-frontières et garde-côtes créée en 2004 pour protéger les frontières extérieures de l’espace Schengen. (...)
Le fort vent est enfin tombé. « C’est un jour où l’on peut s’attendre à de nombreux bateaux », commente Olivier, ancien pilote de ligne d’Air France, désormais formateur et pilote pour HPI, en charge de vérifier l’état de l’avion avant de le conduire pendant sept heures. (...)
Pour effectuer une mission de cette longueur et économiser le fioul, l’appareil n’accueille aujourd’hui que quatre personnes. Paires de jumelles, tablettes électroniques, caméra et appareil photo assorti d’un zoom longue distance complètent l’attirail nécessaire à la mission. À 8 h 30, le Seabird s’élève. Il restera approximativement entre 300 et 500 mètres au-dessus du niveau de la mer afin de conserver une altitude propice au repérage d’embarcations. (...)
Depuis les années 1980, la Méditerranée est divisée en zones de recherche et de sauvetage à la charge des pays qui la jouxtent comme l’Italie, la Grèce ou Malte. Ces derniers ont la responsabilité de ramener, selon le droit maritime international, les personnes et les embarcations en situation de détresse dans un port sûr. (...)
En dépit des risques de sévices, de torture ou d’esclavage encourus par les migrants en Libye, le pays dispose d’une SAR depuis juin 2018 reconnue par l’Organisation maritime internationale (OMI) et soutenue structurellement et financièrement par l’Italie et l’Union européenne. Le financement d’un centre de coordination de recherche maritime à Tripoli, de services de garde-côtes en charge de ramener les personnes en Libye, a été maintes fois épinglé par différents médias et ONG [1]. Un processus qui raconte l’externalisation du contrôle des migrations et la dissimulation du rôle des pays européens dans le refoulement de milliers de personnes chaque année.
Dans les airs comme en mer : alerter et sauver
La mission entreprise par le Seabird se déroule donc dans la zone de recherche où les risques d’interception par les gardes-côtes libyens sont les plus grands. L’avion prévoit ainsi de serpenter dans les airs, en restant en contact étroit avec une équipe basée à Berlin et le réseau Alarm Phone qui communique des informations permettant la localisation d’embarcations en détresse. Ce matin, les bateaux sont très nombreux.
Distinguer une embarcation de migrants n’est pas toujours facile depuis les airs, notamment lorsqu’il s’agit de petits esquifs de bois qui peuvent ressembler à des bateaux de pêche (...)
« Des airs, tu vois beaucoup de choses mais tu ne peux pas agir directement », explique Chloe, chercheuse et membre de Sea-Watch de longue date. « Le mieux que tu puisses faire est de mettre la pression sur d’autres acteurs. » (...)
Il s’agit alors de filmer, de prendre des photos depuis les airs pour consigner, de garder trace de ce qui se déroule, notamment en cas de sévices ou de violences commises par les gardes-côtes. Dans ce cas précis, les personnes repêchées par l’équipage du Sea-Watch 4 sont saines et sauves tandis que celles sur le ponton du bateau des gardes-côtes seront ramenées en Libye.
Aux alentours de midi, plusieurs embarcations dégonflées ou des carcasses de bateaux brûlés flottent, encore fumantes, sur la mer indiquant de nombreuses interceptions et la destruction des moteurs par les gardes-côtes libyens. Après presque six heures de mission, l’appareil reçoit une nouvelle information d’un cas de détresse, très proche des côtes libyennes. Moins autonome que les drones, qui peuvent patrouiller plus d’un jour entier, le Seabird doit se résoudre à faire demi-tour faute de fioul suffisant. Il faut prévoir plus d’une heure de voyage retour. Sur le trajet, même si la chaleur dans l’avion encourage l’assoupissement, il faut continuer à se concentrer pour pouvoir donner l’alerte si des gens en détresse sont aperçus.
Une débauche de moyens : drones, hautes technologies et des centaines de millions d’euros dépensés
Les missions aériennes menées par le Seabird revêtent une importance cruciale au regard du rôle des agences de l’UE et de la politique de surveillance et de refoulement. « Trois agences gèrent actuellement les questions de sécurité et de surveillance en mer Méditerranée, Frontex, l’EMSA (European Maritime Safety Agency) et l’EFCA (European Fisheries Agency) et chacune dispose de compétences particulières. Elles sont donc régulièrement amenées à collaborer », explique Matthias Monroy, ancien assistant parlementaire, activiste et auteur d’un site très fourni sur les questions de surveillance. Les moyens déployées sont sans commune mesure avec le petit escadron de pilotes et sauveteurs volontaires. (...)
Depuis 2018, les budgets alloués à la surveillance aérienne n’ont fait qu’augmenter. Rien qu’en 2021, au moins 84 millions d’euros auraient été dépensés sous la forme de contrats à différentes compagnies aériennes. Les hélicoptères ou les avions ne sont pas les seuls appareils de surveillance des frontières à être apparus dans les airs au cours des années précédentes. Depuis 2016, comme le rappelle Matthias Monroy, l’EMSA et Frontex auraient déboursé pas moins de 300 millions d’euros pour faire des eaux internationales, un terrain d’expérimentation pour l’utilisation de drones à moyenne altitude avant qu’ils ne puissent être déployés aux frontières terrestres. (...)
Un véritable mur de surveillance aérien dans l’espace méditerranéen
Plus récemment encore, le 20 octobre 2021 l’entreprise portugaise Tekever associée à une filiale du Centre national d’études spatiales français, annonçait ainsi avoir conclu un contrat de 30 millions d’euros avec l’EMSA pour faire voler un drone. Il serait également équipé de bateaux gonflables susceptibles d’être déployés depuis les appareils pour « secourir les personnes » lors de missions de Search and Rescue [2]. Une information qui laisse songeur au regard des politiques migratoires européennes. Car le renouvellement de contrats toujours plus importants et le fourmillement de programmes de recherches menés par l’agence indiquent qu’il ne s’agit ici que de la pointe visible de l’iceberg dans la création d’un véritable mur de surveillance aérien dans l’espace méditerranéen.
Outre les drones, des tests impliquant deux aéronefs (ou zeppelins) de 35 mètres de long ont été menés par Frontex et les gardes-côtes grecs. Issus de l’armement, désignés pour intercepter, traquer des véhicules, des navires ou des missiles, ils peuvent rester dans les airs plus de 40 jours et sont équipés d’un radar, de caméras thermiques et d’un système d’identification. Plus récemment encore, d’après un appel à projet de juin 2021, l’agence souhaiterait également étendre sa surveillance en sollicitant les compagnies impliquées dans la construction de HAPS (High Altitude Pseudo Satellites) comme Airbus ou Thales. Ces dernières ont développé des appareils capables de naviguer dans la stratosphère et d’agir comme un chaînon manquant entre les drones de moyenne et basse altitude et les satellites déjà utilisés par l’agence. (...)
Ce déploiement technologique sans précédent, conjugué à la criminalisation des acteurs de la société civile présents en mer Méditerranée depuis 2018, encourage les ONG à investir de plus en plus massivement les airs depuis quelques années. Simultanément à la collaboration entre Sea-Watch et HPI, l’organisation française Pilotes Volontaires collabore ainsi régulièrement avec différentes organisations comme Open Arms ou SOS-Méditerranée. (...)
Autant dire que dans ce combat de David contre Goliath, la guerre des airs ne fait que commencer…