
Un demi-siècle après le début de la résistance à l’extension du camp militaire du Larzac, la lutte y est toujours vivante. Le système de gestion des fermes et terres agricoles qui y règne mêle décisions collectives et valorisation de l’usage contre la propriété privée. Il attire des nouvelles générations prêtes à reprendre le flambeau.
(...) La bergerie est typique du Causse : épais mur en pierre et voûtes en arc brisé pour soutenir la charpente. Mais ce qu’elle abrite est plus surprenant. Un tapis de lavande embaume l’atmosphère, il sèche à l’aide de plusieurs ventilateurs.
Dehors, Romain, qui se définit comme un « paysan aromatiseur », énumère les multiples fleurs et herbes qu’il transforme avec sa compagne Marion. Au plus proche de la maison, des allées de roses ont fini leur floraison. « Au mois de juin, on pouvait ramasser jusqu’à cinq kilos de pétales par rang et par jour », nous étonne le trentenaire. Se succèdent ensuite sauge, hysope, sarriette, lavande, tanaisie, fenouil, thym, ou encore origan, pour la plupart déjà récoltés, bien qu’un alignement d’absinthe nous saisisse les narines par son parfum anisé. Le reste est déjà en train de sécher en intérieur dans de grands placards ventilés. (...)
Derrière lui s’étend le paysage larzacien, pourtant façonné par un tout autre type d’agriculture : des pelouses rases broutées par les moutons, des murets de pierre sèche pour guider les troupeaux, des bois çà et là.
La ferme de Romain et Marion est à la fois originale dans ce territoire d’élevage et emblématique de ce qu’est devenu le Larzac. Sur ces terres pauvres, une agriculture diversifiée et riche en main d’œuvre et jeunes paysans se développe. Alors que les paysans disparaissent partout en France, sur le plateau, ils sont 25 % de plus qu’il y a 50 ans. Une prospérité construite en grande partie grâce à la lutte du Larzac. (...)
Dès les premières résistances à l’extension du camp en 1971, l’occupation des fermes et terres vendues à l’État a été l’un des moyens de la lutte. En 1981, François Mitterrand a été élu, le projet d’extension du camp est abandonné. A alors commencé une autre bataille, plus souterraine, pour obtenir que les 6 300 hectares de terres achetées par l’armée soient transférés en gestion aux paysans. Ce fût fait en 1985, grâce à un bail emphytéotique [1] signé entre l’État et la Société civile des terres du Larzac (SCTL). Les terres acquises collectivement par les partisans de la lutte, 1 200 hectares aujourd’hui, sont quant à elles gérées par la société civile Gestion foncière agricole du Larzac (GFA Larzac pour faire court). Le tout a permis de sortir ces terres de la propriété privée, d’y instaurer une gestion collective et le choix a été fait de signer des baux de carrière : le paysan peut rester jusqu’à la retraite, puis il doit partir pour laisser la place à d’autres. La ferme est alors attribuée à de nouveaux occupants. (...)
Un système unique en France, qui facilite l’arrivée des nouveaux. Installés depuis 2016, Romain et Marion ont eu à débourser à peine plus de 200 000 euros pour l’ensemble : bâtiments agricoles, logement, exploitation et fonds de l’entreprise (matériel, recettes, clientèle). Le tout a servi à indemniser les précédents pour tout le travail de reconstruction effectué. « Même si on n’est pas propriétaires, c’est économiquement intéressant, cela permet de rentabiliser l’activité plus vite à une époque où la majorité des agriculteurs travaillent pour les banquiers », estime Romain. Autre intérêt, la ferme embauche aussi trois salariés. (...)
« À l’arrivée cela a été hyper simple, dit Marion. Tous les ans il y a une assemblée générale de la SCTL, cela nous a permis de très vite rencontrer tout le monde. Il y a une ouverture, une entraide, presque une fraternité. 15 km plus loin, cela n’aurait pas été le cas. C’est la marque Larzac. » Seule ombre au tableau, la négociation pour le prêt a été difficile : « Au départ, la banque était complètement dépassée par le fait de ne rien avoir à hypothéquer, puisqu’on n’est pas propriétaires. »
Sur le marché de Montredon, qui rassemble le mercredi soir les producteurs du plateau, une jeune génération prend peu à peu place derrière les stands. Présentant des chapeaux et semelles de laine, Mathilde et Patrick sont les tout derniers installés de la SCTL, arrivés il y a tout juste un mois accompagnés de leurs brebis et chèvres, un troupeau bariolé et atypique composé de races rustiques. Ils n’ont eu à débourser que 20 000 euros. Des pacotilles dans le monde agricole aujourd’hui, mais déjà quelque chose pour ces bergers itinérants heureux d’enfin se poser. « Désormais on n’est plus seuls pour défendre nos valeurs, notre vision du pastoralisme », se réjouit Mathilde. Ils apportent leurs compétences de valorisation de la laine et leur savoir-faire en pâturage tout-terrain, peu conventionnelles. (...)
Morgane, elle, rit quand on la classe parmi les « nouveaux » : cela fait tout de même dix ans qu’elle est installée dans le hameau de Montredon avec ses brebis. Elle transforme leur lait en tomes et en yaourts bien crémeux. « Tant l’installation que le prix du fermage [le coût annuel de location des terres et bâtiments, NDLR] ne sont pas élevés, relève-t-elle. Sans cela je n’aurais jamais pu m’installer sur une telle ferme, avec la sécurité d’avoir un bail jusqu’à la retraite. » Tout en parlant, elle emballe à toute vitesse une part de fromage. Les collègues paysans du plateau se succèdent au stand, discutant tant de l’adresse du vétérinaire pour le chien que du succès des moissons de la saison. « Surtout, j’apprécie de vivre dans une campagne vivante. Toutes les maisons sont habitées, les fermes en activité. C’est le luxe. »
La SCTL terres du Larzac est en quelque sorte la gardienne de ce dynamisme. Elle gère une vingtaine de fermes avec leurs bâtiments d’exploitation, des terres louées à d’autres agriculteurs, et des logements où vivent des particuliers non agriculteurs (qui doivent eux aussi partir lorsque vient l’âge de la retraite). « Tous les mois on a au moins deux personnes qui viennent demander comment on fait pour s’installer sur le Causse, comme agriculteur ou pour habiter », témoigne Élise Ach, salariée de la SCTL. Et ça tombe bien : « En ce moment, on a un gros renouvellement de générations, les personnes installées en 1985 partent à la retraite. » Pour chaque bâtiment ou ferme qui se libère, un appel à projets est lancé. « Pour un appel, on reçoit en moyenne dix candidatures », dit-elle.