Avant même que l’effondrement des ateliers du Rana Plaza, à Dacca, ne tue plus d’un millier d’ouvriers, d’autres drames avaient mis en lumière les conditions de travail dans les usines de confection bangladaises. Comment le pays en est-il arrivé à une telle situation ?
Visible à plusieurs centaines de mètres à la ronde, l’étincelante tour de verre qui se dresse en solitaire sur la berge du lac Hatirjheel évoque un greffon de la City de Londres transplanté au cœur d’un gigantesque bidonville. C’est le siège de l’Association des fabricants et exportateurs de textile du Bangladesh (Bangladesh Garment Manufacturers and Exporters Association, BGMEA), l’organisation des employeurs du prêt-à-porter.
Contrairement à l’immeuble du Rana Plaza, qui ne respectait aucune loi en matière de construction et dont l’effondrement, le 24 avril, a entraîné la mort d’au moins mille cent vingt-sept personnes, majoritairement des ouvriers du textile, la tour du BGMEA ne menace pas de s’écrouler. Ce ne serait pourtant que justice : dans un verdict rendu le 19 mars dernier, la Haute Cour du Bangladesh a ordonné la destruction du gratte-ciel patronal dans un délai de trois mois, au motif qu’il a été illégalement bâti sur un terrain public dont l’organisation patronale s’est emparé sans droit ni titre, grâce à la complicité du ministère du commerce. Le BGMEA a fait appel du jugement. Quelle que soit l’issue de la procédure, personne n’imagine que la « tumeur cancéreuse de Hatirjheel », comme l’appellent les magistrats, puisse un jour prochain tomber en poussière. (...)
Dans les neuf étages de Tazreen s’entassaient trois mille salariés, majoritairement des jeunes femmes venues des campagnes les plus pauvres en quête d’un gagne-pain pour leur famille. A raison de 3 000 takas par mois, l’équivalent de 30 euros, elles confectionnaient dix heures par jour et six jours sur sept des vêtements destinés à des marques prestigieuses, parmi lesquelles Disney, Walmart et le groupe français Teddy Smith. Les produits hautement inflammables avaient été stockés au rez-de-chaussée, à côté de la cage d’escalier, au mépris des règles de sécurité les plus élémentaires. Les issues de secours ayant été verrouillées pour empêcher tout vol de marchandise, conformément aux usages en vigueur, les victimes piégées par les flammes sont mortes brûlées vives ou défenestrées. Leur patron, M. Delwar Hossain, n’a jamais été inquiété par la justice et court toujours. Son appartenance au BGMEA aurait-elle joué un rôle dans la garantie de son impunité ? (...)
« Le Bangladesh n’a pas toujours vécu sous la tutelle du prêt-à-porter. Jusqu’au milieu des années 1980, c’est la culture du jute qui constituait la première richesse du pays. Puis sont arrivés le FMI [Fonds monétaire international] et la Banque mondiale. Sous leur égide, les plans de privatisation et de réduction des dépenses publiques provoquent un envol du chômage, un recours massif aux importations et le dépérissement des industries locales. Les bureaucrates des grands partis politiques, les officiers de l’armée, les gradés de la police et les fils de bonne famille se précipitent sur l’aubaine. » Les incitations à investir dans le textile sont irrésistibles : main-d’œuvre à bas prix, affaiblissement des syndicats du fait de la privatisation des entreprises d’Etat, suppression des taxes douanières sur les importations de machines destinées à l’industrie d’exportation. La corruption fera le reste.
Séduits, l’Europe et les Etats-Unis récompensent cette politique en ouvrant grand leurs portes aux vêtements made in Bangladesh. (...)
La poule aux œufs d’or donne naissance à une nouvelle élite occidentalisée, qui roule en 4 x 4, dîne au Pizza Hut (le comble du snobisme à Dacca), joue au golf et envoie ses enfants étudier aux Etats-Unis. (...)
Les survivants de l’hécatombe industrielle d’Ashulia ne prédisent pas un avenir souriant à leurs collègues des usines environnantes. « D’autres catastrophes sont à venir, qui seront peut-être encore pires que celle-là », redoute un jeune rescapé (...)