
On nous parle sans cesse des bienfaits qu’apporteraient à la France ses « champions nationaux ». Bienfaits qui justifieraient les politiques de baisse de la fiscalité et d’allègements sociaux mises en oeuvre depuis trente ans, ainsi que l’inaction en matière de changement climatique ou de pollution de l’air. Dans une étude inédite publiée à l’occasion de la parution de notre « véritable bilan annuel des grandes entreprises françaises », le Basic et l’Observatoire des multinationales se sont essayés à évaluer les coûts de ces politiques pour la collectivité. Enquête sur le fardeau financier que les multinationales (et les politiques de compétitivité qu’elles inspirent) imposent à la société.
Nous sommes constamment incités à considérer les grandes entreprises françaises sous un jour positif, comme sources de richesse économique, créatrices d’emploi, symboles et garantes du prestige de la France. Lorsque les grands groupes tricolores se portent bien, c’est toute la société française qui irait bien du même coup. Après tout, ne représentent-elles pas des centaines de milliers d’emplois en France et des dizaines de millions de taxes et impôts versés ?(...)
Le « véritable bilan annuel des grandes entreprises françaises » publié par l’Observatoire des multinationales montre de page en page le revers de la médaille. Derrière les « bienfaits » allégués de nos grandes entreprises françaises, il y a d’innombrables questions sur le partage des richesses qu’elles créent (et notamment sur leur générosité exorbitante envers les actionnaires, qui explique en partie leurs problèmes de « compétitivité ») ; sur la compatibilité de leurs modèles commerciaux et de leur stratégie de développement avec la sauvegarde du climat ; sur la situation faite aux travailleurs et travailleuses en France et, plus encore, à l’étranger ; sur leurs chaînes d’approvisionnement internationalisées qui contribuent à l’épuisement des ressources, à la destruction d’environnements naturels préservés, et favorisent d’innombrables atteintes aux droits fondamentaux ; et ainsi de suite.(...)
En moyenne 300 millions d’euros de coûts annuels pour la collectivité
En réalité, les politiques publiques menées depuis des décennies pour soutenir nos multinationales ont bien un coût, y compris en France même. Et il est possible de mettre un chiffre au moins indicatif sur ce coût.(...)
Le poids de ces différents coûts pour la collectivité varie selon les entreprises. Pour Michelin et Renault, la pollution de l’air est le coût dominant. Le constructeur automobile se distingue également en termes de recours aux allégements de cotisations sociales. Sans surprise, en tant qu’entreprise pétrolière, Total domine de loin toutes les autres firmes de l’échantillon en termes d’émissions de gaz à effet de serre, tout en bénéficiant de crédits d’impôts élevés, comparables à ceux de Sanofi. Pour ce dernier groupe, les crédits d’impôts représentent d’ailleurs près de 80% de ses coûts pour la collectivité, même s’il semble aussi très adepte – comme EDF - du recours au travail précaire.
Le coût sociétal des gaz à effet de serre ou de la pollution de l’air demeure largement sous-estim(...)
En matière sociale et fiscale, des informations très partielles
En ce qui concerne les coûts sociaux et fiscaux, les calculs sont a priori plus clairs. Mais encore faut-il accéder aux informations nécessaires, ce qui relève souvent du parcours du combattant. Les données sont difficilement accessibles, ne concernent pas toujours l’ensemble de leurs filiales basées en France, et remontent parfois à plusieurs années en arrière. Nous en sommes réduits dans quelques cas à des estimations faites à partir des données sectorielles compilées par l’INSEE.
Concernant les données salariales à l’intérieur des grands groupes, comme par exemple la proportion de contrats à durée déterminée et d’intérimaires au sein de leur effectif français, ou la répartition des employés par déciles de rémunération, il faut se référer aux « bilans sociaux » qu’ils sont tenus de produire chaque année. Seule une minorité d’entreprise rend publics ces bilans sociaux, même s’ils n’ont théoriquement rien de confidentiel, et il est difficile de se les procurer, même sur simple demande.
En matière fiscale, c’est pire encore. (...)
Toutes ces mesures sociales et fiscales favorables aux entreprises ont pour objectif de favoriser l’emploi en France. Admettons qu’elles soient coûteuses. Sont-elles au moins efficaces ? Les chiffres que nous avons collectés pour ce « véritable bilan annuel » suggèrent que non. Toutes les entreprises de notre échantillon à l’exception d’EDF ont vu leur effectif en France diminuer depuis 2010, alors même que leur effectif mondial et leur chiffre d’affaires cumulé croissaient de plus de 10% sur la même période.(...)
Privatisation des bénéfices, socialisation des coûts
Il est tentant de comparer, pour chacune des cinq grandes entreprises analysées, les coûts sociétaux qu’elles génèrent avec les impôts qu’elles paient en France chaque année.
Premier impondérable, on ne connaît pas exactement les montants d’impôts en question. Là encore, nous en sommes réduits aux approximations. (...)
les grandes entreprises semblent maîtriser l’art de reporter les coûts sociétaux qu’elles génèrent sur d’autres (notamment à travers le lobbying des associations patronales ou sectorielles, pour obtenir des réductions de « charges » sociales et fiscales ou pour éviter des normes environnementales trop contraignantes), tandis qu’elles gardent la majorité des profits qui en découlent pour les redistribuer à leurs actionnaires.
Que conclure de ces chiffres ?
Un dernier point : nos estimations se focalisant sur 5 impacts clés, elles n’offrent évidemment qu’un aperçu partiel de l’ensemble des coûts sociaux, environnementaux, sanitaires, économiques occasionnés par les activités des multinationales. Autre limite : elles ne portent que sur la France, alors que certaines entreprises génèrent une grosse partie de leurs impacts environnementaux et sociaux ailleurs sur la planète du fait de l’emprise internationale de leurs activités, mais aussi et surtout de leurs chaînes d’approvisionnement, ce qui peut fausser les comparaisons. Le constat s’applique aux entreprises de notre échantillon, mais davantage encore aux multinationales du secteur agroalimentaire ou de la grande distribution comme Carrefour ou Danone. Autre type d’entreprise dont il est particulièrement difficile d’appréhender les coûts sociétaux (d’autant plus qu’elles sont peu transparentes sur leurs données sociales et fiscales) : celles comme LVMH ou L’Oréal dont l’empreinte environnementale directe est plus limitée, mais dont les activités posent d’autres sortes de questions quant à leur impact sur la société. (...)