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Libération
« Agir pour l’école » sème la discorde par sa méthode
Article mis en ligne le 24 janvier 2019

Proche du ministre de l’Education et hébergée à l’Institut Montaigne, soutien de Macron, l’association expérimente dans 500 classes un apprentissage syllabique rigide. Les instituteurs sont circonspects sur l’efficacité du dispositif, en particulier dans les quartiers populaires.

Elle a accepté de parler, mais avec appréhension, de peur d’avoir des ennuis supplémentaires. Sibylle (1) est enseignante en CP dans un quartier défavorisé. Depuis septembre, elle participe à une expérimentation sur l’apprentissage de la lecture, pilotée par l’association Agir pour l’école (APE). Au départ, elle était plutôt enthousiaste, même si elle s’est retrouvée dans cette histoire sans trop le vouloir ni comprendre où elle mettait les pieds. « En fait, mon inspectrice nous a désignés volontaires. Avec les collègues, on ne s’est pas senti de refuser. On a essayé de voir le bon côté, de se dire que c’était une expérimentation, donc certainement révolutionnaire. » Mais au fil des semaines, le doute s’installe : « Je découvre le protocole au fur et à mesure, nous n’avons eu aucun document en amont. Je dois prendre les élèves par petits groupes pendant trente minutes chaque jour. Ils ont un cahier en noir et blanc sans images ni couleurs et ils lisent toujours la même chose. Ce sont des syllabes, qui n’ont pas de sens. Des faux mots. C’est très rébarbatif. Pour l’instant, mes élèves n’ont pas compris que des syllabes peuvent faire des mots et les mots des phrases… Cela viendra, j’imagine. Mais je m’inquiète un peu. »

Il y a autre chose qui la turlupine : le protocole, qu’elle doit appliquer à la lettre, prévoit de recommencer le même exercice jusqu’à ce que l’élève y arrive. « Dans ma classe, plusieurs enfants sont bloqués à la même page… J’ai fini par craquer, je les ai fait passer au module suivant. Les intervenants d’Agir pour l’école n’étaient pas contents. » Régulièrement, en effet, interviennent dans sa classe des « chargés de mission » de l’association. « L’un d’eux m’a quand même sorti l’autre jour : "Ils sont handicapés ou quoi ces enfants pour ne pas y arriver ?" raconte Sibylle, furieuse. Qui sont ces gens pour dire des choses pareilles ? Ils n’ont pas de formation en pédagogie, c’est certain ! » (...)

Sur le terrain, les délégués syndicaux peinent à obtenir des informations, ce qui alimente craintes et rumeurs. Surtout que les méthodes d’apprentissage de la lecture sont une matière hautement inflammable. (...)

Agir pour l’école est-elle la formule magique de l’actuel titulaire du poste, Jean-Michel Blanquer ? C’est avec ces jumelles qu’il faut regarder la bagarre qui se déroule en coulisses entre syndicats et ministère autour de cette expérimentation.

Le directeur de l’association, Laurent Cros, concède une proximité avec le ministre Blanquer, qui a été membre du comité directeur d’APE. Mais il se défend de toute faveur. (...)

Pourquoi les syndicats sont-ils si inquiets ? « En soi, qu’il y ait des expérimentations, c’est bien. Mais pas comme ça, pas avec si peu de transparence, estime Francette Popineau du Snuipp, le premier syndicat du primaire. Très peu d’enseignants osent parler ou sortir du dispositif même si plusieurs d’entre eux disent être à bout. Ils ont le sentiment d’abrutir les élèves. » A plusieurs reprises, des organisations syndicales ont interpellé le ministre sur les pressions exercées afin de trouver des enseignants « volontaires ». (...)

"si vous avez le malheur de refuser comme j’ai fait, les choses se compliquent pour vous. Je viens d’être informée qu’un conseiller pédagogique allait être envoyé dans ma classe… » Vient s’ajouter aussi « ce discours très culpabilisateur de dire que nos élèves sont en grande difficulté et que donc, il faut essayer les nouvelles méthodes. On vous fait croire que c’est bien pour eux, et puis vous découvrez qu’en fait ce n’est pas l’Education nationale, mais une association, et que derrière l’association, il y a l’Institut Montaigne. » (...)

une association est-elle légitime à diffuser une méthode de lecture et l’expérimenter elle-même ? Les douze salariés d’Agir pour l’école qui entrent dans les établissements « ont des profils bac + 5, porteurs de projet », indique Laurent Cros. Qui reconnaît toutefois qu’ils n’ont aucune formation particulière en pédagogie.

Autre question qui va de pair : quelle est l’efficacité de cette méthode ? Est-elle attestée scientifiquement ? Il n’existe pas pour l’instant de publication faisant état d’effets positifs substantiels. Au contraire… En 2012, un rapport de l’Inspection générale de l’Education nationale n’était pas tendre avec APE. (...)

« Flicage »
Plusieurs enseignants interrogés par Libération restent circonspects sur l’efficacité, jugeant qu’Agir pour l’Ecole cherche à prouver, à marche forcée, l’efficacité de son dispositif. Sylvain Hannebique, conseiller pédagogique à Lille avant son départ à la retraite en août, affirme ainsi que « les tests sont faussés. Par exemple, les élèves qui ne passent pas au niveau supérieur ne sont pas évalués ». « Les professeurs concernés ont déjà dû effectuer sept évaluations depuis le début de l’année scolaire, dénonce Camille Bastien, représentante du Snuipp dans le Rhône. Certains ont reçu la visite de trois chargés de mission d’APE différents. Ils sont prévenus quarante-huit heures avant, ils doivent faire les évaluations dans la foulée et les renvoyer très vite. Cela donne un sentiment de flicage. »

Un ressenti exprimé par beaucoup d’enseignants, qui ont l’impression d’être dépossédés de leur marge de manœuvre et réduits à un rôle d’exécutant. D’autant que la méthode en elle-même est plutôt répétitive. (...)

En filigrane s’exprime une autre crainte : celle d’une extension du dispositif aux publics défavorisés, sans qu’il soit question de volontariat des enseignants. Les évaluations menées dans l’ensemble des classes de CP de France pourraient servir de justification. Les prochaines doivent se tenir dans les semaines qui viennent.