
Dans l’affaire qui oppose Richard Berry à sa fille, nous voilà pris au piège de deux sentiments qui s’opposent : la compassion et la nécessité de préserver à tout prix la présomption d’innocence.
L’un des problèmes posé par les révélations faites par la fille de Richard Berry est que de nouveau nous voilà sommés de prendre parti dans une affaire qui ne nous concerne ni de près ni de loin. Pire, quelle que soit la nature de nos sentiments, ces derniers iront forcément à l’encontre d’un des deux principes qui sont au cœur même de notre humanité : la solidarité quasi instinctive avec la victime et la nécessité de clamer qu’une société qui s’assoierait sur le principe de la présomption d’innocence romprait son attachement à l’idée de civilisation telle qu’on l’entend depuis la nuit des temps.
C’est un principe inaliénable : quiconque se voit accusé sur la place publique de faits hautement répréhensibles, tant que cette personne conteste la version donnée par la partie adverse et jusqu’au jour de son jugement, cette personne demeure envers et contre tout rigoureusement innocente. Le problème étant que ce principe fondamental se heurte à la logique de la justice médiatique laquelle accuse, juge et condamne sans laisser à l’accusé la moindre chance de s’en sortir.
Quand bien même la justice finirait par le laver de tout soupçon, l’écume même de la dénonciation continuera à le poursuivre jusqu’à la fin de ses jours et même au-delà. (...)
C’est ce qu’il y a de tragique et de douloureux dans ces affaires qui remontent si loin dans le passé. On sent bien que quel que soit le zèle mis par la justice -s’il n’y a pas prescription- ou même la qualité des témoignages recueillis, la vérité n’apparaîtra jamais dans toute sa clarté. On restera à jamais dans une zone grise, cette sorte de clair-obscur de l’intime où à la parole de l’un répondra la parole de l’autre sans qu’on puisse établir d’une manière certaine la véracité des propos tenus.
La victime supposée maintiendra ses dires, la personne accusée clamera son innocence, et nous malheureux public, nous resterons à contempler les uns et les autres s’agiter dans un dévoilement de la vie privée qui nous mettra singulièrement mal à l’aise. (...)
À aucun prix, nous ne souhaiterons remettre en cause le témoignage de l’accusatrice. Le simple fait d’avoir pu être victime d’attouchements de nature sexuelle à un âge précoce nous la rendra d’emblée sympathique et suscitera notre indéfectible compassion. Par ce simple mécanisme de transfert qui fait que nous n’aurions aimé à aucun prix être à cette place, nous tairons en nous ce petit sifflement du doute qui chantonne au loin sa petite complainte.
Et l’accusé aura beau jeu d’aligner démentis sur démentis, de jurer sur tous les dieux de la terre sa parfaite innocence, il aura toutes les peines du monde à se faire entendre. (...)
"Comment osez-vous rajouter de la souffrance à la souffrance ? Comment pouvez-vous remettre en cause la version de cette personne qui a déjà eu à souffrir autant dans la vie ? Savez-vous seulement les dégâts occasionnés par ce genre de sévices, cette destruction de la personnalité qui empêche la naissance du bonheur ?"
Non, nous ne pouvons pas. Non, nous n’oserons pas. Non, nous ne savons pas.
Et c’est bien là tout le problème.