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l’Humanité
À la Poste, du travail au noir à grande échelle
#travailaunoir #laposte #stuart
Article mis en ligne le 12 janvier 2023

Nordene avait bien compris que ce n’était pas normal. Mais il se sentait « pris dans un système ». Ce quadragénaire a commencé à travailler avec l’application Stuart en 2016 pour livrer courses et colis avec sa voiture personnelle. Et là, consternation : « Je n’avais ni contrat, ni fiche de paie, ni factures. Rien ! », assure-t-il. Alors que le délibéré du procès de cette start-up pour travail dissimulé et prêt de main-d’œuvre illicite doit être rendu ce jeudi, plusieurs témoignages affirment que, au-delà des livreurs à vélo ou à pied, des milliers de coursiers motorisés auraient travaillé au noir durant plusieurs années.

Comme des centaines d’autres chauffeurs, Nordene s’est fait « déconnecter » fin 2022, lorsque s’est tenu le procès de cette filiale de La Poste, en septembre, pour avoir utilisé des livreurs autoentrepreneurs et chauffeurs sous-traitants qui pouvaient relever du régime du salariat. Des peines de prison avec sursis et interdiction de gérer une entreprise ont été requises contre les cofondateurs de Stuart, Benjamin Chemla et Clément Benoît. Mais les faits, potentiellement très graves, que nous évoquons pourraient s’ajouter à la liste des griefs contre cette start-up, rachetée 23 millions d’euros en 2017 par Geopost, filiale à 100 % de La Poste. (...)

À côté des vélos, Stuart a aussi besoin de livreurs en voiture et scooteurs. Comme la loi exige une formation ainsi qu’une licence par véhicule, Stuart a fait appel à des sociétés de transport sous-traitantes qu’elle désignerait comme les « artisans ».

Leurs chauffeurs, en voiture ou scooters, livrent une vaste quantité de biens en provenance de Decathlon, d’Apple Store, de Franprix, de Zalando, de CDiscount et bien d’autres. (...)

Samir Yalaoui raconte que, parfois, il recrutait une quinzaine de coursiers pour lancer Stuart dans une ville, mais qu’au bout de deux semaines la start-up arrêtait tout faute d’activité. « Les gars se retrouvaient sans rien, c’était terrible de leur dire. Mais sinon, au début, ils ne se plaignaient pas trop de ne pas être déclarés, ils pouvaient toucher le RSA ou le chômage en plus de bosser. »
« Arrogant et pas professionnel »

Samir Yalaoui, au moins, assure qu’il déclarait et payait ses impôts sur le revenu issu de ses sociétés (10 000 euros par mois !), sauf que celles-ci ne faisaient pas de chiffre d’affaires… « Comment voulez-vous tenir une compta sans aucune facture ? » lance-t-il. Il ne peut que s’étonner du fait qu’en six ans il n’a jamais été contrôlé. À sa connaissance, aucun autre artisan non plus. Ni les clients. « Franchement, avec mon nom et mon casier judiciaire, si j’avais ouvert un kebab dans mon quartier, j’aurais eu une inspection dans l’année », lâche-t-il en secouant la tête. Une mansuétude courante dans l’économie des plateformes (...)

Maître Kevin Mention représente les intérêts d’une cinquantaine de livreurs Stuart, dont une dizaine de chauffeurs qui n’ont jamais été déclarés. « Ces coursiers sans statut triment tous sur la même application Stuart, cependant l’entreprise considère qu’ils ne travaillent pas pour elle, mais pour des sociétés sous-traitantes, assure l’avocat. Pourtant, c’est Stuart qui décide combien chaque coursier va gagner, et le paiement se fait sans facture ! En tout cas, si Stuart prétend le contraire, je n’ai jamais rencontré de livreur qui en ait reçu une. C’est étonnant de voir une aberration pareille pour une société qui appartient à La Poste. »

Maître Jérôme Giusti, qui représente Samir Yalaoui et d’autres artisans – l’avocat préfère les dénommer des « managers » – a mis en demeure le PDG de La Poste, ainsi que Geopost et Stuart. «  J’ai déjà assigné ces sociétés aux prud’hommes, considérant que ces managers étaient, au même titre que des livreurs, des salariés de Stuart, explique l’avocat. Mais je veux aussi que se rouvre une enquête au pénal, que chacun soit mis en face de ses responsabilités. »

La société mère, Geopost, filiale à 100 % de La Poste, connaît-elle ces pratiques ? Au moment du rachat, l’Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI) venait de perquisitionner les locaux de Stuart, soupçonnée de travail dissimulé et de prêt de main-d’œuvre illicite. Ce qui n’a pas empêché une cadre de l’entreprise, dans un message vocal que nous avons pu écouter, de demander à Samir Yalaoui lors d’un contrôle en 2021 : « Non, mais tranquille, fais-moi juste une attestation de l’Urssaf disant que tu n’as pas de salariés… »

« De véritables flottes de chauffeurs » (...)

Le sénateur communiste Pascal Savoldelli constate le changement radical qu’a connu l’entreprise publique, lorsque la Caisse des dépôts est devenue son actionnaire majoritaire, en 2020, et l’a orientée vers des finalités concurrentielles et marchandes. « Stuart s’inscrit dans cette logique de sous-traitance en cascade et, au bout du bout, cette filiale finit par faire travailler des hommes et des femmes dans l’illégalité la plus totale, pour s’exonérer de toute contrainte », s’agace-t-il. (...)

Contactés, Stuart, La Poste et la Caisse des dépôts n’ont pas répondu à nos questions. (...)