À Istanbul, la tradition des « bostan », les jardins potagers, est vieille d’un millénaire et demi. Depuis les grandes manifestations de la place Taksim, ils se sont multipliés, comme autant d’espaces de contact avec la nature et de résistance à l’urbanisation de la ville voulue par le président autoritaire Erdogan.
Le long des murs épais construits il y a 1.500 ans s’étire un long collier de verdure. Vingt hectares de terres cultivées, classés au patrimoine mondial de l’Unesco. Sous l’Empire byzantin, les bostan, ces « jardins de légumes », existaient déjà et nourrissaient la ville. Les historiens ont trouvé des traces de leur existence dès le VIe siècle. Aujourd’hui, près de cent familles travaillent encore sur ces terres. « Je fais pousser surtout des légumes : des salades, des tomates, des concombres, par exemple. Et je les vends au marché, dans le quartier », raconte Mehmet. Pourtant, ces parcelles chargées d’histoire sont régulièrement menacées par des projets de réaménagement.(...)
l’esprit de Gezi n’est pas mort. Il donne même un nouveau souffle à l’agriculture urbaine. « Au moment de Gezi, il y a eu la création d’un bostan dans le parc. Puis quand le mouvement a été dispersé, les gens sont retournés chez eux. C’est sur les réseaux sociaux qu’a été lancée l’idée de recréer des jardins dans la ville », explique Agathe Fautras, doctorante et spécialiste des bostan d’Istanbul.
À la suite de cet appel, des militants écologistes et des habitants de la ville se sont regroupés sous forme de collectifs, baptisés « solidarités », pour créer plusieurs jardins partagés. Le premier à voir le jour fut celui de Roma, dans le quartier bohème de Cihangir. Rapidement, ses fondateurs ont fait face à des difficultés liées à la géographie des lieux : le jardin est à flanc de colline. « C’est compliqué d’y faire pousser des fruits et des légumes. Le projet a d’abord été interrompu. Mais cela a poussé les militants à s’adapter aux lieux », décrit Agathe Fautras. (...)
Aujourd’hui, ce bostan est l’un des plus actifs d’Istanbul. C’est le seul à être cultivé toute l’année et à avoir développé la permaculture. (...)
Au fur et à mesure, le potager est devenu un lieu de vie et de partage. « Chacun peut passer n’importe quand et venir se servir en fruits et légumes. L’année dernière, nous avons cru que les tomates ne poussaient pas. En fait, on s’est rendu compte qu’une voisine venait tous les jours les cueillir. À ce moment, nous avons compris que nous avions réussi notre mission », raconte Rana, amusée.
Le jardin n’a pas perdu son âme militante. Régulièrement, des événements y sont organisés, tels que des projections de films, des distributions de graines ou des ateliers pédagogiques. « C’est compliqué de s’exprimer dans ce pays. Mais ce potager, et plus largement les petites initiatives locales, sont une manière de résister, de changer l’opinion des gens », conclut Rana.
Encourager les gens à renouer avec la nature (...)
À Imrahor comme à Roma, les terrains appartiennent à la municipalité. Des projets immobiliers devraient voir le jour prochainement. Les habitants des deux quartiers ont déjà déposé un dossier devant la justice. « Nous attendons la décision de la cour. Mais, pour être honnête, je préfère ne pas y penser. Je n’imagine pas être privée de cet endroit », avoue Güslen en bêchant la terre de plus belle