
L’ampleur des destructions menées par l’armée israélienne dans la bande de Gaza est telle que la notion d’urbicide est mobilisée. L’objectif officiel de détruire le Hamas ne suffit pas à expliquer la destruction massive et systématique du bâti et des infrastructures du petit territoire palestinien.
L’imageL’image est filmée du ciel. Au sol, des bâtiments gris. L’un d’eux, soudain, s’effondre sur lui-même dans un nuage de poussière. La mairie de Rafah vient d’être dynamitée, dit la légende.
Ce n’est qu’une scène ordinaire ces derniers mois dans la bande de Gaza. Un nombre incalculable de vidéos, comme ici, ou là, montrent des dizaines et des dizaines de bâtiments, de blocs d’habitations, d’infrastructures disparaître dans de lourds nuages gris, quand les soldats israéliens font détonner les explosifs qu’ils y ont posés.
Ailleurs, ce sont des bombes larguées du ciel, des missiles tirés de la mer, qui transforment habitations, immeubles officiels, châteaux d’eau, usines de traitement des eaux usées, écoles, en monceaux de gravats et de ferrailles tordues. (...)
Les chiffres varient selon les sources, ce qui s’explique aisément par la difficulté de vérifier sur le terrain les données fournies par les images satellitaires. Ils ont un point commun : ils décrivent des destructions d’une ampleur effarante.
Le Beirut Urban Lab, hébergé par l’université américaine de Beyrouth, mène un travail de recherche intitulé « Tracing the Urbicide in Gaza ». Au 6 juillet, dernière date d’actualisation, le laboratoire indiquait que près de la moitié des bâtiments de la bande de Gaza, 46,8 %, était endommagée ou détruite.
Une ampleur de destructions inédite depuis 1945
La Banque mondiale, en collaboration avec Ipsos, publie une « Évaluation mensuelle des destructions », qui étudie douze secteurs depuis le 12 octobre 2023, de l’habitat à l’agriculture en passant, entre autres, par la finance, le patrimoine, l’éducation, le sanitaire, l’énergie, la santé. Les courbes sont étourdissantes. (...)
« Le niveau de destruction à Gaza est tel que la reconstruction des infrastructures publiques nécessiterait une aide extérieure d’une ampleur inégalée depuis 1948 », écrit le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) dans un rapport publié le 1er mai 2024. L’agence ajoute : « Même dans le cas d’un scénario optimiste dans lequel les matériaux de construction seraient multipliés par cinq à Gaza, il faudrait attendre 2040 pour reconstruire les unités d’habitation détruites. »
Une prévision qui, aujourd’hui, peut même paraître trop optimiste, puisque les destructions se poursuivent jour après jour et continuent de ravager l’ensemble du territoire et tous les secteurs.
Les experts parlent d’« urbicide », concept forgé dans les années 1960 qui se traduit comme la volonté politique de détruire la ville au sens large, et même de « domicide », qui concerne la destruction des possibilités d’habitation. (...)
La destruction du milieu urbain et de tout ce qui permet d’y vivre est aussi vieille que les villes et les guerres elles-mêmes. À l’époque contemporaine, Sarajevo, Grozny, Alep, Marioupol, en sont des exemples emblématiques.
L’urbicide a commencé avant octobre 2023
Les experts considèrent que cet urbicide, et même ce domicide, n’a pas commencé par la guerre de représailles menée par Israël après les massacres du 7 octobre 2023 commis par le Hamas et d’autres factions palestiniennes. (...)
Avant la présente guerre, le petit territoire palestinien a connu plusieurs offensives destructrices, auxquelles la population gazaouie ne pouvait échapper, l’espace terrestre, aérien et maritime étant sous contrôle israélien : en 2008-2009, en 2012, encore en 2014 puis en 2021.
C’est bien pire que tout ce qu’on a connu jusque-là, bien pire que Rotterdam, Dresde ou Tokyo pendant la Seconde Guerre mondiale, ou Homs et Marioupol plus récemment. (...)
L’urbicide ne se limite pas à la destruction physique, par bombardement, détonation volontaire ou utilisation d’engins comme les bulldozers, mais recouvre également l’empêchement de la reconstruction : « Dès avant le 7 octobre, Israël a utilisé toutes sortes de méthodes, en limitant drastiquement, grâce au blocus, l’entrée du matériel de construction et la circulation des personnes », rappelle Deen Sharp, géographe urbain et chercheur invité à la London School of Economics.
Ce qui se déroule sous nos yeux depuis près de onze mois est cependant exceptionnel.
Jamais, affirment les experts et les géographes, une telle ampleur n’a été constatée. (...)
Détruire la mémoire, et le cadastre (...)
« Les soldats ont désormais tendance à se filmer en train de commettre des atrocités contre des civils à Gaza, dans des sortes de “snuff videos”. L’un d’entre eux s’est enregistré en train de faire exploser plus de 50 maisons à Shuja’iyya ; d’autres soldats ont été filmés en train de chanter : “Nous détruirons tout Khan Younès et cette maison”, “Nous vous ferons exploser pour ce que vous êtes et pour ce que vous faites” », a asséné Tembeka Ngcukaitobi. (...)
Dans d’autres vidéos, des soldats se mettent en scène se réjouissant des détonations et posant devant des habitations transformées en nuage de poussière gris.
« Ce qu’ils détruisent, c’est la mémoire des gens. Une maison, c’est un nid. C’est l’endroit où vous êtes avec vos proches, votre famille, analyse Francesco Chiodelli. Ce à quoi nous assistons est un urbicide de l’intime. Ils détruisent le moindre fragment de la vie des gens. » (...)
l’armée israélienne a fait exploser le palais de justice, où se trouvaient les archives judiciaires, et le bâtiment qui abritait le « taabou », le cadastre et le registre foncier. Les habitant·es de Gaza n’ont plus les preuves qu’ils possédaient une parcelle, une maison, un immeuble. Ils n’ont plus que des souvenirs.