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Le Monde
Emprise du narcotrafic en France : chronique de quinze années d’un aveuglement collectif
#narcotrafic
Article mis en ligne le 30 décembre 2024
dernière modification le 28 décembre 2024

Enquête - La plongée dans les notes, analyses et rapports des services de lutte contre les trafics de stupéfiants retrace l’édifiante histoire d’une progression continue de cette criminalité face à un pouvoir politique et policier incapable de l’enrayer.

(...) Le Monde a pu consulter des dizaines de documents émanant du service d’information, de renseignement et d’analyse stratégique sur la criminalité organisée (Sirasco), de la gendarmerie, de l’Office antistupéfiants (Ofast), des centaines de pages le plus souvent confidentielles qui mettent en perspective, depuis 2009, les menaces mafieuses qui pèsent sur la société. Qui retracent, aussi, la prise de conscience tardive des autorités jusqu’au réveil douloureux, dans le vacarme mortifère des rafales d’arme automatique claquant au pied des barres d’immeuble, dans les rues des villes moyennes, sur les routes de campagne : plus de 300 assassinats et tentatives liés au narcotrafic ont été comptabilisés en 2023. (...)

Ce n’est pas faute, pour les services spécialisés, d’avoir multiplié les alertes. (...)

Lire aussi :

 (Vie Publique)
Narcotrafic en France : la montée en puissance des réseaux criminels - Entretien avec Étienne Blanc

Créée en novembre 2023, la Commission d’enquête du Sénat sur l’impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier a rendu son rapport en mai 2024. Son rapporteur dresse ici le portrait d’une France submergée par les drogues et identifie les failles qui nuisent aux réponses de l’État. (...)

Tous nos travaux, et c’est une particularité dont le Parlement doit être fier, ont été menés de manière pluraliste : la commission d’enquête compte 23 membres, issus de tous les groupes politiques du Sénat, et notre défi est de bâtir un consensus en dépassant les clivages traditionnels, puis de proposer sur cette base une stratégie de lutte contre le narcotrafic qui soit à la fois pragmatique et ambitieuse. (...)

le cannabis est, de loin, le produit le plus trafiqué, et la cocaïne connaît une croissance exponentielle – notamment parce que la saturation du marché américain et l’émergence du fentanyl ont obligé les trafiquants à aller chercher des débouchés ailleurs, et qu’ils ont ciblé l’Europe. Il ne faut pas oublier l’héroïne, moins visible car elle se trafique par petites quantités mais dont les conséquences sanitaires sont ravageuses. Tous ces produits ont aussi des dérivés – héroïne grise, crack, etc. –, moins chers et plus nocifs car "coupés" avec des substances peu onéreuses et de basse qualité, qui participent à leur rentabilité.

La nouveauté la plus importante est l’essor des drogues de synthèse, avec une production indépendante des climats, qui peut virtuellement avoir lieu partout dans le monde – y compris en Europe – dès lors qu’on peut implanter des laboratoires et se fournir en précurseurs chimiques. C’est une première difficulté, mais ce n’est pas la seule : la lutte contre ces stupéfiants est rendue plus complexe par leur composition incertaine, à la fois extrêmement toxique – leur appellation en témoigne, puisque l’un des plus connus s’appelle le PTC, pour "pète ton crâne" – et qui échappe à la plupart des modes traditionnels de détection – les drogues de synthèse n’ont, par exemple, pas d’odeur distinctive. La situation est particulièrement préoccupante.

S’il est essentiel de recenser l’existant, ce n’est pas suffisant. Nous devons faire en sorte de ne plus être en réaction et de récupérer une capacité d’anticipation pour mieux nous défendre contre les trafiquants. Les désastres provoqués par le fentanyl aux États-Unis doivent nous inquiéter (plus de 100 000 morts par an), et nous ne devons pas attendre d’être confrontés au problème pour nous poser la question des opioïdes de synthèse, car s’ils arrivaient sur notre sol et étaient massivement consommés, les ravages seraient terribles. (...)

le narcotrafic représente au moins trois milliards d’euros de revenus – les estimations vont jusqu’à six milliards, ce qui atteste une grande marge d’incertitude. Lors de son audition par la commission d’enquête, le ministre de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire, a chiffré à 3,5 milliards d’euros le bénéfice annuel du narcotrafic en France. Environ 200 000 personnes vivent de ce trafic en France. C’est en tout cas le principal marché criminel et le plus rentable.

Pendant son audition par la commission d’enquête, Roberto Saviano, l’écrivain et journaliste italien connu pour avoir décrit et dénoncé les milieux mafieux, rappelait que si l’on investit 1 000 euros dans des actions en Bourse, on peut escompter récupérer 1 100, voire 1 200 euros au bout d’un an, tandis que 1 000 euros investis dans le marché de la cocaïne rapportent dans le même délai plus de 180 000 euros – soit environ un million d’euros gagnés pour 5 000 euros investis. Aucun marché légal ne permet de tels gains. Cela suscite la convoitise et même une forme de folie, de déconnexion morale, et cela permet aux trafiquants de disposer de moyens financiers quasiment illimités et, partant, de résister à de fortes pertes. (...)

le trafic est, malheureusement, en très bonne santé. De même, malgré les saisies, les délais de livraison n’augmentent pas, ce qui atteste, là aussi, qu’un important stock est constitué. (...)

La violence connexe aux trafics est indéniable. Les trafiquants sont des barbares dont les méthodes sont celles de la traite des êtres humains. Pour garder le contrôle du réseau, ils torturent, ils assassinent. Ils recrutent les plus faibles comme "petites mains", leurs méthodes sont celles de prédateurs froids et calculateurs. Ceux qui blanchissent ne valent pas mieux : les collecteurs, les banquiers occultes ou sarafs (agents de change en arabe), les mafias étrangères, notamment asiatiques, spécialisées dans le blanchiment, tous ces argentiers ont du sang sur les mains. Les trafiquants sont des barbares dont les méthodes sont celles de la traite des êtres humains. Pour garder le contrôle du réseau, ils torturent, ils assassinent.

Ensuite, il y a la corruption, qui répond à une mécanique différente. On connaît la technique des trafiquants : la compromission a deux faces, la promesse et la menace, et celui qui refuse la corruption subira des pressions ou des violences – rappelons l’adage, glaçant, le plomb ou l’argent (plomo o plata).
Le risque de corruption liée au narcotrafic est, en dépit de sa gravité, encore largement sous-estimé dans notre pays. Heureusement, les consciences commencent à s’éveiller et des initiatives sont prises, notamment dans l’administration des douanes ou dans la police et la gendarmerie. Il faut aller plus loin, et vite, car il s’agit d’un danger existentiel pour nos institutions. (...)

Les principaux circuits n’évoluent qu’à la marge, les produits de base des principaux stupéfiants étant cultivés dans des zones bien connues : le Maroc pour le cannabis, l’Amérique du Sud pour la coca. Les changements sont plus sensibles pour l’opium, puisqu’il semble que la Birmanie ait récemment détrôné l’Afghanistan au palmarès des pays producteurs. Certains pays basculent : la Syrie du dictateur Bachar al-Assad est, avec le captagon, devenue un narco-État.

En tout état de cause, nous savons que les stupéfiants ne sont que rarement expédiés vers les zones de consommation directement de leur lieu de production. Les trafiquants repèrent les États qu’ils perçoivent comme "faillis" pour exploiter leurs faiblesses et en faire leurs bases arrière, comme le montre l’exemple tragique de l’Équateur.

Depuis ces points de départ, les trafiquants exploitent toutes les routes possibles et leur créativité pour dissimuler les cargaisons illicites ou pour découvrir des circuits nouveaux est inépuisable (...)

Nous devons donc faire des efforts coordonnés et ne pas penser qu’en colmatant une brèche on a réglé le problème. Nous devons également agir le plus en amont possible – d’où la nécessité absolue de développer la coopération internationale avec les pays producteurs ou de transit – et faire en sorte de mieux connaître les stratégies des trafiquants : cela passe non seulement par des enquêtes pénales, mais aussi par du renseignement. Nous devons nous mettre en capacité de repérer immédiatement les moyens d’action nouveaux que les trafiquants déploient, les routes nouvelles qu’ils utilisent, sans quoi nous nous condamnerons à être perpétuellement débordés. (...)

Les acteurs de la lutte contre le narcotrafic peuvent avoir le sentiment de vider l’océan à la petite cuillère. La commission d’enquête du Sénat sur le narcotrafic en France a entendu leur désarroi face au manque de moyens humains, juridiques et techniques, mais aussi leur détermination farouche. (...)

ne véritable autorité sur les autres services, au niveau tant du terrain – police, gendarmerie et douane – que dans la sphère judiciaire ; affermir la coopération internationale pour mettre fin à l’impunité dont jouissent les trafiquants du haut du spectre dans des « pays refuges » ; mettre à niveau notre procédure pénale – on parle beaucoup des "repentis", et il faut en effet aller beaucoup plus loin sur ce terrain, mais la réflexion doit être plus globale et nous devons également réformer la gestion des informateurs et le système des infiltrations.

Pour tout cela, il faut des moyens ; or les moyens ont un coût. C’est un effort que nous devons consentir, car il ne s’agit pas d’un sacrifice mais d’un investissement pour l’avenir. La lutte contre le narcotrafic nous coûtera encore plus cher si nous attendons d’être au pied du mur pour réagir. J’ajoute que le produit des saisies d’avoirs illégaux devrait largement couvrir le coût de cette lutte acharnée. (...)

En France, nous avons massivement communiqué pour exposer les dangers de l’alcool et du tabac, avec des grandes campagnes nationales. Pourquoi ne prend-on pas des initiatives analogues pour les stupéfiants ? Il est incompréhensible qu’il n’y ait pas de discours fort sur ce sujet, et paradoxal qu’on ait fait davantage pour dissuader de consommer des produits légaux que pour rappeler les dangers que l’on court et les atrocités que l’on cautionne lorsque l’on consomme des drogues illégales… (...)

Les conséquences du narcotrafic à l’étrangers ont également de quoi inquiéter. Il n’y a pas besoin d’aller bien loin pour voir ce que le narcotrafic peut faire aux institutions : en Belgique, des membres du gouvernement ont été menacés et ont dû être placés sous protection policière renforcée ; aux Pays-Bas, le procès de certains membres de la tristement célèbre Mocro maffia a dû se faire dans des conditions de sécurité inédites, avec notamment des juges anonymes et au visage masqué pendant les audiences… Nous ne devons pas attendre que la France subisse le même sort pour réagir.

La coopération internationale est l’une des clés du sujet.

Malheureusement, la bonne volonté des États est moins forte contre le narcotrafic que contre le terrorisme, car certains ont des intérêts financiers directs à ce que ce trafic continue… L’ONU a déjà des programmes, et même un office dédié, de même que l’Union européenne. C’est une bonne chose, car cela donne une assise aux initiatives qui peuvent être prises à l’international et cela permet de mettre tout le monde autour de la table, ce qui constitue un symbole important. Cela permet aussi des avancées réelles (...)

Les conséquences du narcotrafic à l’étranger ont également de quoi inquiéter. Il n’y a pas besoin d’aller bien loin pour voir ce que le narcotrafic peut faire aux institutions : en Belgique, des membres du gouvernement ont été menacés et ont dû être placés sous protection policière renforcée ; aux Pays-Bas, le procès de certains membres de la tristement célèbre Mocro maffia a dû se faire dans des conditions de sécurité inédites, avec notamment des juges anonymes et au visage masqué pendant les audiences… Nous ne devons pas attendre que la France subisse le même sort pour réagir.

La coopération internationale est l’une des clés du sujet.

Malheureusement, la bonne volonté des États est moins forte contre le narcotrafic que contre le terrorisme, car certains ont des intérêts financiers directs à ce que ce trafic continue… L’ONU a déjà des programmes, et même un office dédié, de même que l’Union européenne. C’est une bonne chose, car cela donne une assise aux initiatives qui peuvent être prises à l’international et cela permet de mettre tout le monde autour de la table, ce qui constitue un symbole important. Cela permet aussi des avancées réelles (...)