
Sous l’impulsion de Donald Trump, le capitalisme est entré dans une nouvelle ère. Prêtes à se battre pour les ressources critiques, les grandes puissances affaiblissent peu à peu la démocratie.
Au lendemain de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’ancien président des États-Unis Joe Biden se rangeait « du côté des démocraties contre le despotisme » et assurait son soutien à la « volonté de fer des Ukrainiens ». La promesse a vite fini aux oubliettes : à peine investi, Donald Trump annonçait conditionner son aide à l’Ukraine à un accès aux minerais du pays.
Une partie de Monopoly
Les propos de Donald Trump sur les terres rares de l’Ukraine ne sont pas qu’un deal que propose le nouveau président des États-Unis : ils révèlent que nous entrons dans une période de « capitalisme de la finitude », défini par l’économiste Arnaud Orain. Dans Le monde confisqué. Essai sur le capitalisme de la finitude, XVIe-XXIe siècle (Flammarion, 2025), le directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales observe que le capitalisme a historiquement alterné entre deux modes.
D’un côté, le libéralisme, devenu néolibéralisme, qui mise sur le libre échange pour favoriser la richesse des nations. De l’autre, ce capitalisme de la finitude, que le chercheur définit comme « une vaste entreprise navale et territoriale de monopolisation d’actifs — terres, mines, zones maritimes, personnes esclavagisées, entrepôts, câbles sous-marins, satellites, données numériques — menée par des États-nations et des compagnies privées afin de générer un revenu rentier hors du principe concurrentiel ». D’une certaine manière, ce capitalisme mélange une partie de Monopoly dans laquelle toutes les cases auraient été achetées et une partie de Risk où les troupes seraient mobilisées pour contrôler les ressources les plus stratégiques. (...)
Le second pilier de ce capitalisme de la finitude est « l’éviction pure et simple des mécanismes du marché » (...)
Le nationalisme identitaire « puéril » de l’Europe
Si les États-Unis dérivent vers l’autoritarisme et entrent en compétition avec des régimes comme la Russie et la Chine, quel peut être le chemin de l’Union européenne ? Arnaud Orain considère qu’elle s’enferme pour l’heure dans un nationalisme identitaire « puéril », replié sur une idée d’État-nation autarcique, dépassée à l’ère de la mondialisation. Il anticipe que pour obtenir les ressources dont elles ont besoin face aux États autoritaires, les forces « progressistes » (pour simplifier, les membres de l’Union européenne) vont aussi recourir à la violence.
Cette violence n’est pas nécessairement, pour Orain, une guerre ouverte, mais plutôt un « État ni guerre/ni paix », qui se manifeste par une « fermeture et privatisation toujours plus forte des mers avec un “commerce” de convois militarisés, [une] constitution de silos impériaux en rivalité armée les uns avec les autres [et des] conflits de souveraineté multipliés entre États et compagnies-État ». Si bien que ce « patriotisme écologique sécuritaire » — qui continue d’affirmer, dans son discours du moins, son attachement à la transition écologique — et le « nationalisme fossile » en viendront à se ressembler. La droitisation de l’Union européenne et les appels croissants à sa remilitarisation en sont autant d’amorces.
Comment ces deux formes de capitalisme sabordent-elles la démocratie ? Le capitalisme de l’apocalypse, ou le rêve d’un monde sans démocratie (Seuil, 2025), de l’historien canadien Quinn Slobodian, est éclairant à cet égard. Ce spécialiste du néolibéralisme partage le constat de sa mort et s’intéresse à son fossoyeur : les zones économiques spéciales. Celles-ci perforent le tissu économique mondial pour en modifier les règles du jeu : ce sont des paradis fiscaux, des ports francs et autres types d’enclaves qui ne sont pas soumis aux règles fiscales habituelles. (...)
Dans une carte saisissante, Slobodian recense plus de 6 000 de ces zones, dont une trentaine en France, notamment les zones franches urbaines de Marseille, autour desquelles sont implantés des projets de centres de données, ou celle de La Rochelle, port de commerce agrandi pour les besoins de l’agriculture industrielle. (...)
Les mégalomanes sont arrivés au pouvoir
L’historien propose une riche genèse de toutes ces pensées qui semblent frappées du sceau de la mégalomanie. À présent que les mégalomanes sont arrivés au pouvoir, il devient impératif de se pencher sur leur moule idéologique. (...)
Slobodian n’analyse pas la gouvernance chaotique de Donald Trump comme une consolidation de l’État-nation : au contraire, Trump prépare la création de villes privées, sillonnées par des voitures volantes — et protégées des importations chinoises, précise le président étasunien — et pousse les initiatives d’Elon Musk pour créer des villes d’entreprises. Une manière de préparer une fragmentation toujours plus poussée du pays, jusqu’à faire imploser la plus vieille des démocraties contemporaines.