
3 décembre 1989. Michel Rocard est l’invité de l’émission politique Sept sur Sept. Dans le contexte de la montée du Front National – près de 10% des voix au premier tour des législatives de 1986 et 1988 – et du durcissement des politiques et des discours sur les migrations, le premier ministre de François Mitterrand affirme : « Nous ne pouvons pas héberger toute la misère du monde. La France doit rester ce qu’elle est, une terre d’asile politique […], mais pas plus.[1] »
Aucune équivoque : il s’agit d’affirmer la fermeté du gouvernement socialiste face à l’immigration et de se défendre des accusations de laxisme de la droite et de l’extrême-droite. Le premier ministre se félicite au passage des quelques dizaines de milliers de personnes refoulées ou expulsées du pays en 1988. Et défendra son propos à plusieurs reprises.
(...) Xénophobie inassumée
Trente ans plus tard, le budget de Frontex, la police des frontières de l’Union européenne, augmente à un rythme exponentiel, les morts s’entassent par milliers au fond de la Méditerranée et dans le Sahara et les barrières frontalières s’alignent sur des milliers de kilomètres en Europe et dans le monde. Dans ce contexte de « rebordering » et alors que l’immigration continue d’accaparer le débat public, la phrase de Michel Rocard ressurgit, plus ou moins fidèlement, dans la bouche des responsables politiques de gauche comme de droite.
Une bonne raison pour s’y intéresser de près. Le philosophe Pierre Tevanian et le juriste Jean-Charles Stevens, dans un petit livre diablement efficace, reprennent un par un les mots de la formule rocardienne – un mot par chapitre – pour en extraire le sens véritable. De ce rigoureux exercice d’essorage sémantique émerge l’impensé xénophobe de l’auteur de la phrase, mal dissimulé derrière ce qui se présente comme une gestion rationnelle de problèmes objectifs. (...)
Les mots sont importants
Il faut lire ce petit livre pour se convaincre combien une xénophobie plus ou moins assumée a colonisé la sphère publique. Il faut le lire aussi par mesure d’hygiène intellectuelle. Alors que le débat politique tend à se résumer à des phrases choc et des slogans publicitaires, toute sortie médiatique devrait subit le même traitement que la « sentence de mort » de Rocard. (...)
Car derrière les fausses évidences, il y a de vrais choix politiques. (...)