
Étrange démocratie française : depuis trente-cinq ans, les programmes des grands partis de gouvernement ne correspondent pas aux attentes économiques des classes populaires, qui représentent pourtant plus de la moitié du corps électoral. Contrairement aux idées en vogue sur l’effacement des clivages idéologiques, les aspirations des ouvriers et des employés dessinent un bloc social de gauche.
Parmi les nombreuses expressions de la crise politique française, on peut mentionner la propension de certains candidats ou partis à se proclamer « antisystème ». On a ainsi vu M. Emmanuel Macron, ancien ministre de l’économie de M. François Hollande, et M. François Fillon, premier ministre de M. Nicolas Sarkozy, adopter la posture du rebelle pour tenter d’échapper au discrédit qui frappe la représentation politique. Ils reprennent là une tactique couronnée de succès tant en 1995, lorsque M. Jacques Chirac s’était imposé face au premier ministre sortant, M. Édouard Balladur, qu’en 2007, quand M. Sarkozy avait incarné une « rupture » avec un gouvernement dont il avait pourtant fait partie. Les deux candidats de la droite avaient ainsi pu vaincre la malédiction qui veut que, depuis 1981, un parti au pouvoir perde systématiquement les élections. (...)
Cette gauche qui a changé de base
La crise politique peut alors se définir comme l’absence de bloc social dominant — entendre par là une agrégation de groupes sociaux dont les principales attentes en matière de politique publique et d’environnement institutionnel sont suffisamment prises en compte par la coalition au pouvoir pour susciter en retour un soutien. La constitution d’un tel bloc résulte d’une stratégie consistant à sélectionner les attentes à satisfaire, mais aussi, dans une optique de plus long terme, à influencer la formation de ces attentes en tentant de circonscrire ce qui sera présenté comme « réaliste ». (...)
Si on remonte à la période 1975-1983, on distingue en France deux stratégies politiques opposées reposant sur deux projets de modèle économique et social. Après la crise du début des années 1970, la coalition de droite au pouvoir depuis le début de la Ve République amorce un tournant néolibéral incarné par Raymond Barre et son choix d’une politique d’austérité, en rupture avec la gestion traditionnelle qui avait prévalu jusqu’à la tentative infructueuse du plan de relance de M. Chirac en 1975. La droite recherchait le soutien d’un bloc social centré autour des catégories aisées, d’une grande partie des cadres et dirigeants du secteur privé, des indépendants, artisans et commerçants ou encore des agriculteurs. Elle pouvait également compter sur le soutien d’une minorité des classes populaires, ouvriers et surtout employés du secteur tertiaire, situés à droite par conviction religieuse ou par adhésion aux valeurs d’ordre et de sécurité.
En face, la coalition de gauche, qui associait le Parti communiste français (PCF), le Parti socialiste (PS) et les radicaux de gauche, proposait, ensemble à partir de 1972 puis séparément après la rupture de l’union de la gauche en 1977, un changement de modèle économique. Les électeurs pouvaient, avec optimisme, l’interpréter comme une transition vers le socialisme ou, plus modestement, comme la mise en place d’un capitalisme social-démocrate fondé sur un État social de haut niveau combiné avec la prépondérance d’un secteur nationalisé pensé comme le fer de lance de la croissance et du progrès. En se fondant sur les données de l’enquête postélectorale de 1978 du Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), on peut estimer que ce projet recueillait le soutien de la majorité des classes populaires (60 % des ouvriers, 56 % des contremaîtres) et des personnels du service public. Au second tour de l’élection présidentielle de 1981, 72 % des ouvriers et 62 % des employés se prononcèrent en faveur de François Mitterrand. La conviction de pouvoir s’appuyer sur une base sociale solide conduisit celui-ci à déclarer que « la majorité politique des Français, démocratiquement exprimée, vient de s’identifier à sa majorité sociale (2) ».
Trente et un ans plus tard, en 2012, on a pu voir à quel point la « gauche de gouvernement » s’était séparée de sa base traditionnelle en tournant le dos aux ambitions transformatrices dont elle était initialement porteuse. Le choix de la rigueur effectué en 1982-1983 revenait à négliger les attentes les plus fondamentales des groupes constitutifs du bloc sociologique soutenant la gauche. Cette contradiction entre les politiques économiques que la « gauche de gouvernement », c’est-à-dire principalement le PS, souhaitait mettre en œuvre et les attentes de sa base devait déboucher sur une crise que les socialistes ont tenté avec plus ou moins de conviction d’empêcher en cherchant à renouveler le bloc social sur lequel s’appuyait leur parti.(...)
Des analyses statistiques (3) plus systématiques font apparaître un élément crucial et paradoxalement négligé dans le débat public : le bloc social de gauche existait encore en 2012. En d’autres termes, des groupes repérables à l’aide des catégories socioprofessionnelles de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) exprimaient des attentes assez représentatives d’une politique de gauche. Un thème en apparence suranné comme celui des nationalisations recueillait une majorité d’opinions positives (4), avec un soutien plus marqué chez les salariés de la fonction publique et une opposition sensible provenant des catégories à hauts revenus. (...)
Plus généralement, les oppositions entre les groupes sociaux portant sur ces préférences n’apparaissaient pas, en 2012, profondément différentes de ce qu’elles étaient en 1978 : les catégories aux revenus les plus faibles approuvaient l’idée d’une redistribution, laquelle suscitait, toutes choses égales par ailleurs, l’hostilité des catégories disposant de revenus élevés. (...)
La « gauche de gouvernement », elle, refuse depuis 1982-1983 de mettre en œuvre une politique correspondant aux attentes du bloc social qui la porte au pouvoir. Cette coalition politique, dominée par le PS, est donc condamnée à rechercher un électorat alternatif qui soutiendrait les options fondamentales autour desquelles s’articule sa politique économique : l’intégration européenne et les « réformes structurelles » néolibérales, éventuellement adoucies par une politique sociale « active » et/ou une politique macroéconomique tournant le dos à l’austérité. Les groupes susceptibles d’appuyer une telle orientation se caractérisent par un revenu et un niveau d’éducation relativement élevés ; c’est pourquoi on peut qualifier de « bloc bourgeois » le front qu’ils constitueraient. Son cœur serait formé des cadres supérieurs de la fonction publique, traditionnellement rattachés au bloc de gauche, et des cadres du secteur privé, qui font plutôt partie du bloc de droite.
La stratégie politique correspondante n’est pas nouvelle et a été explorée avec des succès limités par les divers représentants de la droite du PS (...)