Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
0rient XXI
La « ḥawala », outil pour les pauvres ou instrument du terrorisme ?
Article mis en ligne le 27 juin 2019
dernière modification le 26 juin 2019

Système ancestral de transfert d’argent, la hawala est devenue la cible de la lutte contre le blanchiment d’argent et le terrorisme. Mais n’est-elle pas d’abord un outil pour les plus pauvres face aux dérives du système financier mondial ?

Si vous en parlez sur le marché noir d’Al-Ataba, au Caire, on vous niera son existence et la tension montera immédiatement. Rares en Égypte sont les personnes qui vous avoueront l’utiliser personnellement. Certains diront qu’elle existe, certes, qu’ils ont peut-être une lointaine connaissance qui l’a utilisée, mais le conseil sera toujours le même : avec l’apparition des lois contre le financement du terrorisme, c’est trop risqué, voire impossible. Il vaut mieux passer par les banques, le leader mondial du marché Western Union ou bien les quelques start-up qui tentent en vain de le concurrencer. (...)

De quoi parle-t-on ? De la hawala, bien entendu, ce système ancestral qui permet à des milliers de personnes de transférer de l’argent d’un pays à un autre, rapidement et à moindre coût. Mais informellement, et là est bien le problème. Si dans l’Antiquité, la hawala s’est développée comme pratique commerciale parfaitement légale, au fil du temps, son utilisation a changé et elle constitue aujourd’hui tout un pan informel des économies du monde arabo-musulman. Et elle ne serait pas seulement devenue une pratique informelle, mais surtout criminelle. Qu’en est-il réellement ?
L’ancêtre des lettres de change (...)

les marchands de la Route de la soie cédaient des sommes d’argent à une personne de confiance en échange d’une reconnaissance de dette, soit un simple papier. Les pirates qui sévissaient sur les routes maritimes avaient donc moins de richesses à voler en cas d’attaque des navires commerciaux, et les marchands pouvaient retirer leur patrimoine en nature dans la prochaine grande ville, ou bien échanger leur bout de papier contre autre chose. La hawala pouvait aussi être utilisée pour faire payer une dette que l’on devait à un autre marchand, via un intermédiaire, évitant ainsi encore une fois le risque de piraterie. Des systèmes similaires apparaissent à l’époque, et selon les mêmes modalités, en Extrême-Orient : fei’chien en Chine (littéralement « argent qui vole »), hundi en Inde, padala aux Philippines, hui kuan à Hongkong ou encore phei kwan en Thaïlande.

La hawala s’est vite retrouvée au cœur des réflexions juridiques et théologiques de l’époque. En effet, la controverse consistait à savoir si cette technique était licite ou illicite au vu de l’interdiction du prêt à intérêt (ou ribah) énoncée dans l’islam. (...)

La hawala était donc utilisée historiquement comme un « mandat à payer », comme une lettre de change (dont elle est l’ancêtre) : et si on l’utilise comme telle, elle est légale. Dans les codes civils contemporains, cette utilisation est qualifiée de « contrat de cession de dette ». Par exemple, dans le Code civil égyptien de 1948, les articles 315 à 322 en parlent et définissent toutes ses modalités. L’article 315 la définit notamment : « La cession de dette a lieu par accord entre le débiteur et une tierce personne qui se charge de la dette à la place du débiteur. »
Le rôle des immigrés

Mais aujourd’hui, l’accroissement des migrations a quelque peu changé la donne. Les immigrés par exemple utilisent ce système pour rapatrier une partie de leur revenu vers leurs pays d’origine. Ceux-ci se sont réapproprié la hawala en tant qu’outil de transfert de fonds plutôt que comme moyen de régler une dette. Ce système permet de transférer des sommes d’argent de façon plus rapide et surtout moins onéreuse, car les intermédiaires, dénommés hawaladar, prennent moins de commissions que les agences spécialisées comme Western Union. Le mécanisme utilisé est toujours plus ou moins similaire, mais bascule dans l’informalité, voire l’illégalité.

Certaines opérations peuvent être beaucoup plus complexes, impliquer des dizaines de hawaladar dans des dizaines de pays différents, et se remboursant entre eux selon de nombreux schémas financiers. La place financière de Dubai, aux Émirats arabes unis, occupe en ce sens une position particulière sur l’échiquier des transferts informels de fonds puisqu’elle sert en quelque sorte de chambre de compensation aux différents hawaladar. On est donc bien loin des problèmes de piraterie sur la Route de la soie.
Des opérations criminelles ?

Une critique se fait entendre plus que les autres : la hawala est l’outil rêvé pour financer des opérations criminelles et notamment terroristes. D’où viennent ces propos ? Des médias tout d’abord, qui relatent régulièrement des opérations de blanchiment d’argent issu de la criminalité, dans lesquelles la hawala occupe une place importante3. Mais également des institutions publiques et des sociétés commerciales concurrencées par le marché. Si ce n’est pas la finalité première et unique de la hawala, cette dernière est parfois utilisée par les terroristes et divers autres criminels. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est de décoder les discours criminalisant des entités privées et publiques contre la hawala, de les comparer et de mettre en lumière les conflits d’intérêts potentiels. (...)

criminaliser la hawala, c’est combattre le secteur informel des économies du monde arabe, pour contrôler les transactions et faire rentrer des recettes fiscales. Mais quand on sait que seulement 7 % des Égyptiens ont un compte bancaire, il semble intéressant d’essayer de comprendre les origines de l’informalité de l’économie, souvent créée pour compenser les lacunes du système formel existant.

Enfin, si les discours des entités privées comme Western Union sont semblables, les motivations sont bien différentes. Que ce soit dans une publicité de l’entreprise diffusée en 2002 en Inde intitulée « Hawala is illegal — Don’t risk it ! », lors d’un entretien avec un responsable de Western Union au Caire, ou bien dans les communiqués de presse publics, la question se pose : l’argument de la conformité aux obligations anti-blanchiment, que Western Union respecte, mais pas les hawaladar, serait-il un argument marketing ? Les enjeux sont de taille (...)

Mais la hawala est aussi un outil permettant aux classes sociales pauvres de survivre : la surtaxation, par Western Union, des transactions des immigrés souhaitant rapatrier leurs revenus vers leurs pays d’origine peut s’avérer un manque à gagner considérable pour ces pays. Une étude de l’Overseas Development Institute démontre en effet que les comportements notamment de Western Union et MoneyGram sont des contraintes au développement des pays les plus pauvres4 La hawala, à l’instar de sa cousine la tontine, est essentiellement une création du peuple pour faire face aux dérives, aux ruptures créées par un capitalisme débridé, face auquel les États semblent impuissants, voire conciliants.

En définitive, « la finance formelle est souvent trop fragile et trop rigide pour pouvoir répondre de façon efficace à des changements économiques. Ce constat fait, on ne peut qu’encourager les dirigeants des institutions financières formelles à mieux observer les innovations et évolutions de la finance informelle, et à essayer d’en imiter certaines.